La Part De L'Autre
pas la puissance. Quant au pouvoir, il
était absent car aucun homme politique n'aurait pu se frayer
un chemin dans cette chatoyante assemblée d'artistes sans
récolter insultes et coups de coude dans l'estomac.
Un
bal Shakespeare, on n'avait encore jamais vu ça ! On avait pu
se rendre au bal perroquet, au bal nègre, au bal olympique, au
bal travesti transmental, au bal banal ; on avait été
interdit au dernier moment par le préfet de police de se
rendre au bal de la misère car des chômeurs avaient
manifesté sur les Champs-Elysées en estimant le thème
de mauvais goût ; mais on ne s'était encore jamais rendu
à un bal Shakespeare !
L'excitation
régnait à l'entrée. Des badauds s'étaient
massés par centaines pour regarder les invités poser le
pied hors des voitures. Un service d'ordre les retenait. Pour ajouter
de la terreur à l'impatience, certains mondains avaient même
fait courir le bruit que ces gens du peuple voulaient interrompre la
fête.
Comme
toujours dans ce genre de soirée, ce sont les semaines qui
précèdent qui sont le plus délicieuses. On
imagine son costume, on le fait réaliser, on l'essaie, on
l'améliore et, enfin, on se montre. Un bal costumé
culmine et meurt lors de rentrée en scène; après,
on n'a plus de rôle. Le cœur bat moins vite et je cours
des choses se banalise. On retrouve alors les plaisirs plus
ordinaires du flirt, de la danse et de la Conversation.
Adolf
H. et Onze-heures-trente firent irruption déguisés,
l'un en Othello, l'autre en Desdémone, lui superbe, mauresque,
noirci, sauvage, effrayant, elle blonde, lumineuse, limpide,
vénitienne.
C'est
Adolf qui avait lancé l'idée de Desdémone et
d'Othello.
D'accord,
avait répondu joyeusement Onze-heures-trente, à
condition qu'on ne joue pas le dernier acte.
Si
je devais t'étouffer avec un oreiller par jalousie, je
l'aurais déjà fait.
Tu
serais jaloux, toi ?
Adolf
n'avait pas répondu car il n'en savait rien. Peu habitué
à mettre des mots précis sur ses émotions, plus
apte à les exprimer en peinture, il laissait bouillir en lui
des forces qui le gouvernaient d'autant plus qu'il était
incapable de les nommer. Depuis qu'Onze-heures-trente lui avait avoué
— pas avoué, clamé ! — qu'elle avait un
amant, il s'enfermait dans son atelier et se tapait la tête
contre les murs. Sur le mur droit, il criait qu'elle était une
salope, une ordure, une égoïste, qu'elle devait
disparaître à l'instant de sa vie ; sur le mur gauche,
il l'excusait, se rendait responsable, se reprochait sa froideur, son
enfouissement absurde dans le travail. N'était-il pas normal,
alors qu'elle avait une vingtaine d'années, qu'elle profitât
de son corps et remplaçât un compagnon préoccupé
par un danseur fougueux ? S'étaient-ils promis la fidélité
? Ils n'avaient jamais fait ce serment, ni devant l'autel, ni devant
le maire, ni même l'un devant l'autre, nus sur leur lit
d'amants. Il n'y a trahison que lorsqu'il y a promesse. Onze ne
l'avait donc pas trahi. Cependant... cependant lui ne s'était
pas égaré dans les bras d'une autre femme ! Et pour
cause, puisqu'il n'allait même Plus dans ceux de la sienne et
que, de là sans doute, venaient tous tes problèmes...
Non, n’était pas jaloux. Il n'en avait pas le droit.
D'ailleurs aimait-y encore Onze-heures-trente ? Etait-ce de l'amour,
cette irritation constante ? De l'amour, cette blessure ? De l'amour,
ces heures passées à pester au milieu des toiles
enduites, muettes, en attente ?
En
revanche, ce soir, devant le miroir de la salle de bains, il avait
éprouvé une satisfaction nouvelle à se couvrir
le visage et les mains de fard ; plus il se noircissait la peau, plus
ses sentiments devenaient clairs ; en se cachant des yeux de tous, il
s'apercevait enfin : oui, il était jaloux, jaloux à
crever parce qu'il aimait Onze-heures-trente à en crever. Sa
résolution était prise : il allait lui dire combien il
l'aimait et combien elle le faisait souffrir. Elle s'arrangerait avec
ça.
Mais
lorsque Onze-heures-trente l'avait rejoint dans le hall, douce et
majestueuse dans une robe Renaissance, il avait été
intimidé. La connaissait-il vraiment ? Ne lui était-elle
pas un peu étrangère ? De quel droit allait-il
l'assommer avec son amour et sa jalousie ? Etaient-ce des choses qui
l'intéressaient ?
Pendant
le trajet en voiture, il avait tenté de se rassurer en
renouant contact avec elle.
C'est
une jolie découverte de te voir ainsi !
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