La Part De L'Autre
manie de psychologiser et de vouloir prêter des
raisonnements aux femmes ! —, non, il n'aimerait plus parce
qu'il avait pu déchiffrer les signes du Destin. La Providence,
chaque fois, écartait ses amours. Elle le voulait chaste.
Diligente, prévoyante, elle faisait le vide autour de lui,
elle le remettait sur la voie, elle le pressait de parcourir son
chemin, elle lui désignait son unique horizon : l'Allemagne.
Hitler
soupira. Au fond, il avait montré de la paresse à
comprendre. Tout lui avait été délivré à
dix-huit ans, lorsqu'il avait assisté à la
représentation de Rienzi . Le
Destin lui avait soufflé toute sa vie à l'oreille mais
il n'avait pas osé comprendre. Maintenant, il savait les
paroles par cœur. « Oh si, j'aime. Avec une passion
ardente, j'aime ma fiancée, depuis le premier jour où
j'ai commencé à penser, depuis que la splendeur des
ruines m'a appris notre ancienne grandeur. Cet amour me fait souffrir
quand ma fiancée est battue, maltraitée, humiliée,
mutilée, déshonorée, conspuée et moquée.
Je lui dédie toute ma vie, à elle seule, je lui ai
donné ma jeunesse, mes forces. Je veux la voir couronnée
reine du monde. Tu le sais, ma fiancée, c'est Rome ! ! »
Il suffisait de mettre l’Allemagne à la place de Rome et
l'on avait le chemin d'Hitler.
Il
savait que l'appareil nazi s'inquiétait de son silence. Il
savait qu'il pouvait gagner l'élection présidentielle.
Il savait qu'il le ferait. Pour l'heure, il rassemblait ses forces
avant de bondir et faisait sentir aux autres à quel point ils
avaient besoin de lui pour la bataille. Il prétendrait n'avoir
réparé ses nerfs que lorsque les leurs seraient sur le
point de se briser.
Et
comment appelleras-tu ce tableau ? demanda Neumann dont le regard
passionné ne quittait plus la toile.
Le
Dictateur vierge .
Adolf
prit un pinceau fin en soie et s'approcha du chevalet.
Tiens,
j'écris le titre dans le cadre. Le
Dictateur vierge par Adolf
H .
Une
fois les lettres tracées de son écriture ronde presque
enfantine, il s'éloigna pour juger de l'ensemble.
Il
avait réussi une composition surprenante.
Un
homme nu au teint cireux, émasculé, l'entrejambe lisse
et dépourvu de toute pilosité, marchait sur une
population d'individus pas plus gros que des souris. Les victimes
brandissaient des petits drapeaux noirs où venait gicler leur
sang. Le peuple écrasé était composé
d'individus tous différents par la couleur, la taille, la
race, la beauté ; il y en avait même deux qui
ressemblaient au géant, les deux qu'il étranglait entre
ses orteils. Des séraphins, dans l'angle droit du ciel,
jouaient de la musique mais l'on voyait, à l'énorme
poing qui, menaçant, montait vers eux, qu'ils seraient, eux
aussi, pulvérisés.
Il
ressemble à un nourrisson, objecta Neumann.
Justement.
Rien de plus égoïste qu'un nourrisson. Il tend la main,
il arrache, il broie et porte tout à sa bouche. L'être
humain au premier jour est un monstre sans conscience car sans
conscience d'autrui. Nous avons tous commencé par être
des tyrans. C’est la vie, en nous contredisant, qui nous a
domestiqués
Est-ce
Mussolini ?
Pas
du tout. Mussolini est un dictateur, certes mais il n'est pas le pire
que la terre puisse porter Parce qu'il est encore en contact avec la
réalité, il a une femme, des maîtresses, des
enfants, c'est un mâle latin.
Tu
veux dire qu'il pourrait y avoir pire que Mussolini ?
Ou
que Staline ? Oui, Neumann, c'est possible. Théoriquement
envisageable.
Neumann
ne releva pas l'insulte concernant Staline. Il savait que son ami
était un violent anticommuniste et, revenant lui-même
d'un troisième voyage à Moscou qui l'avait laissé
plutôt perplexe, il ne voulut pas se lancer dans une polémique
néfaste à leurs retrouvailles.
As-tu
vu Onze ? demanda Adolf.
Oui,
nous avons bavardé un peu. Je l'ai trouvée un peu...
affectée.
N'est-ce
pas ? fit fièrement Adolf.
Depuis
plusieurs mois qu'il vivait aux yeux de tous sa liaison avec Sarah
Rubinstein, il ne savait pas ce qui lui procurait le plus de
satisfaction, les heures passées avec sa maîtresse ou la
jalousie d'Onze-heures-trente. Elle n'avait pas osé critiquer
ouvertement cette liaison mais Adolf surprenait de temps en temps des
yeux rouges, des crispations de mâchoires, des gestes réprimés
qui révélaient qu'elle bouillait. Quant aux moments
partagés avec Sarah, la longue et souple blonde aux
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