La Part De L'Autre
Finalement, tu aurais
pu être blonde.
Il
s'agaçait du ton mondain qu'il ne pouvait s'empêcher de
prendre.
Nous
devrions peut-être songer, dans un mois, à faire un
séjour à la mer, non ?
Insupportable
! Il s'adressait à la femme de sa vie sur le ton d'un dandy
lors d'un vernissage. Il jouait, il était poli, exquis, il
endossait un rôle.
J'aimerais
passer plus de temps avec toi.
Comme
c'était plat ! Cela venait-il de ce qu'il parlait platement ou
de ce qu'il sentait platement ? Comment avait-il pu laisser le
dialogue se raréfier entre eux au point
que tout échange résonnait dans un vide solennel ?
Leu
entrée à l'hôtel
de Beaumont provoqua un murmure flatteur qui le réchauffa. Il
comprit qu'on trouvait audacieux qu'un homme prît, auprès
de sa femme, le masque d'Othello. Oui,
vous avez bien compris, je suis jaloux, je le montre à la face
du monde, je suis atrocement jaloux parce que j'en suis atrocement
amoureux .
Venez,
dit Etienne de Beaumont, il faut absolument que Man Ray vous
photographie.
Ils
posèrent devant l'artiste américain, Adolf roulant des
yeux courroucés, Onze-heures-trente prenant, d'une manière
étrangement convaincante, l'attitude de la colombe injustement
soupçonnée.
Du
jazz inondait les salons. Il y avait là une quinzaine de
Cléopâtre et vingt Hamlet qui esquissaient des pas de
charleston. Par politesse, le comte de Beaumont s'était
enlaidi à l'extrême en se grimant en Richard III.
Collants et justaucorps révélaient des anatomies
intéressantes, des cuisses galbées, des fesses
puissantes et la rumeur parcourait les lieux qu'il y aurait aux
environs de minuit un concours de mollets.
Un
groupe de jeunes gens entourèrent Onze-heures-trente et
commencèrent à rire de ses reparties. Adolf s'éloigna
et, après avoir participé mollement à quelques
conversations, s'appuya contre une fenêtre et, protégé
par son maquillage, se laissa tomber au milieu de ses pensées. Pourquoi
est-ce que je me laisse envahir par elle ? Je lui fais trop de place
dans ma vie.
Regarde-la, elle s'amuse, elle vibre, elle est saine, chaude,
érotique. Elle a moins besoin de moi que je n'ai besoin
d'elle. Cela ne peut pas continuer ainsi. Je n'ai pas le droit de
perdre la maîtrise de ma vie. Je ne dois pas me laisser dominer
par autrui.
Othello
est bien sombre, ce soir.
Une
femme avait interrompu sa méditation. C'était une
longue personne faite d'un seul trait de crayon, souple, dont les
cheveux ondulés avaient trois blonds différents, un
blond sable, un blond doré et un blond fauve, trois blonds
tressés et vigoureux, de la bonne santé sauvage qui
ruisselait jusqu'à ses reins.
Ophélie,
je présume ?
Bien
vu. Une Ophélie qui se noie dans le sherry, dit-elle en levant
son verre à la hauteur de ses yeux en demi-lune.
Là
aussi, dans ses prunelles, Adolf nota une profusion de tous les
bruns, du beige jusqu'au noir, en passant par le noisette, le
sienne, le safran, le brique, l'acajou... avec une touche de vert.
Quelle
imagination, murmura-t-il.
De
quoi parlez-vous ?
De
vos couleurs. Vos parents en vous concevant se sont montrés de
bons coloristes.
Elle
soupira, mi-agacée, mi-gênée.
Vous
avez une pointe d'accent allemand, non ?
Je
suis Adolf H., je viens de Vienne.
Adolf
H. Et moi de Berlin ! s'exclama-t-elle.
Ils
se sourirent franchement. Autriche et Allemagne, cela devenait la
même patrie, vu de l'exil parisien.
Je
m'appelle Sarah Rubinstein. Je suis nez.
Elle
montra deux admirables narines qui se relevèrent quand on
parla d'elles.
Vous
faites des tableaux avec les odeurs ?
J'essaie.
Je finis de me former à Paris chez Guerlain. Je ne retournerai
qu'ensuite en Allemagne pour fabriquer mes parfums.
Que
se passe-t-il en Allemagne ? demanda Adolf.
Sarah
lui raconta l'époque troublée que traversait son pays,
les difficultés qu'avait la République de Weimar à
s'imposer. Née d'une défaite, issue du traité de
Versailles en 1918, la République passait pour une punition
humiliante aux yeux de nombreux allemands.
Cela
laisse une trop grande place aux extrémistes. A droite comme à
gauche. Les communistes gagnent des voix et les nationalistes de
droite aussi, surtout que ceux-ci n'hésitent pas à
faire jouer la corde antisémite.
Ah
oui ? fit Adolf.
Elle
baissa les yeux comme si elle allait dire quelque chose d'impudique.
Comme
vous vous en doutez depuis que vous
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