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La Part De L'Autre

Titel: La Part De L'Autre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Eric-Emmanuel Schmitt
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Du coup, il
soliloquait de plus en plus fréquemment, trouvant plus
généreux, moins épuisant et surtout moins
ennuyeux de dispenser son esprit que de prêter attention à
la médiocrité d'autrui.
    Après
le déjeuner, il recevait quelques minutes des 0fficiels dans
le salon de musique puis se retirait dans ses appartements pour se
reposer.
    De
quoi se reposait-il ?
    De
sa supériorité. Il trouvait accablant d'avoir toujours
raison. Cela l'isolait de plus en plus. N'étant pas à
un paradoxe près, il se sentait moins seul lorsqu'il était
réellement seul qu'avec les autres. Le sentiment de son génie,
la confiance dans son destin, c'était plus facile de s'en
griser dans un fauteuil en regardant les nuages qu'au milieu de
subalternes pour qui il fallait transformer cette ivresse en ordres,
lettres, décrets, directives. C'était bien assez
d'être, si en plus il fallait faire...
    Parfois
Eva Braun s'immisçait dans ses appartements. Elle en avait le
droit. Elle y avait même une petite chambre. Le peuple n'en
savait rien, les officiels non plus, seuls les intimes connaissaient
son existence. Ils considéraient Hitler et Eva Braun tomme un
couple. Il est vrai qu'elle l'aimait profondément et qu'il
éprouvait pour elle un solide mépris.
    Eva
Braun était une jeune fille très gaie qui adorait le
malheur. Tantôt blonde, tantôt brune, toujours jolie,
elle s'était entichée du Führer et, comme celui-ci
lui résistait, elle avait fait plusieurs tentatives de suicide
qui les avaient beaucoup rapprochés. Car c'était la
mort, plus que la vie, qui liait ces deux êtres. Le revolver,
puis les somnifères, ces deux instruments sacrificiels avec
lesquels Eva Braun avait crié son malheur d'être
délaissée, avaient rappelé Mimi et Geli à
Hitler, souvenirs heureux, et il s'était laissé
regagner par Eva Braun. Il aimait le suicide comme manifestation de
l'amour, c'était le thème de Tristan
et Iseult , cela
lui confirmait qu'il s'agissait d'une histoire sérieuse. Il
avait donc admis qu'Eva Braun pût rôder dans son
entourage, y manger, y dormir, ronger un os au passage, se coucher
dans sa niche. Au fond, Eva montrait la tendresse indéfectible
d'un chien, toujours heureuse de voir son maître, quand bien
même avait-il négligée, engueulée, battue.
Dans le règne des humains, elle incarnait l'obéissance
et l'affection
    Mais
Hitler éprouvait plus de tendresse pour ses bergers
allemands que pour la belle Eva. Car Eva avait commis un crime
imprescriptible qui l'attachait pour toujours à Hitler en lui
valant un statut ambigu, fait de répugnance et d'attraction,
elle avait obtenu ce qu'il avait refusé à toutes les
autres femmes : elle avait fait l’amour avec lui.
    Jeune
secrétaire chez Hoffmann, le photographe officiel d'Hitler
depuis toujours, elle n'avait que dix-sept ans lorsqu'elle avait vu
Hitler entrer dans le bureau de Munich. Cela avait été
un éblouissement. Etait-ce parce que les rayons du soleil,
mousseux, joyeux, presque blancs ce jour-là, étaient
venus se ficher dans ces fameux yeux pervenche ? Etait-ce parce
qu'elle ne l'avait vu auparavant qu'en photographie, deux dimensions,
petit format, noir et blanc, et que tout d'un coup, la vie le
restituait en entier, en relief, en couleurs, en chair, comme un dieu
descendu de l'Olympe pour risquer une aventure avec les mortels ?
Etait-ce parce qu'il avait fixé avec curiosité la
nouvelle venue, et puis, très vite, lui avait adressé
un sourire à la fois galant et sauvage qui signifiait : «
Vous êtes très jolie » ? Etait-ce parce que tout
le monde s'affairait autour de lui comme s'il se fût agi d'un
roi ? Toujours est-il que, à cet instant-là, Eva Braun
avait pensé : « C'est lui l'homme de ma vie.» Au
fond, elle était tombée amoureuse d'une scène
plus que d'un être. Ensuite, cette pulsion avait été
maintenue fraîche et vive par les constantes difficultés
qu'elle avait rencontrées. Du coup, cet entêtement de
jeune fille avait pris les formes traditionnelles du flirt, de la
consommation, du suicide, des retrouvailles, des humiliations, bref
tous les états qui autorisent d'habitude les malades à
appeler cette obstination constamment malheureuse une grande histoire
d'amour.
    Le
désir étant un manque, Hitler était propre à entretenir un
désir infini. Eva n'obtenait jamais rien, ou au compte-gouttes.
Loin de la gaver ou même de la satisfaire,
il la maintenait en état d'appétence. Peu d 'argent,
peu de place, aucune

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