La Part De L'Autre
Allons,
allons...
Ah,
ne me parlez pas comme ces imbéciles de médecins. Je
suis malade et ils refusent de s'en rendre compte. L'autre jour, vous
avez marqué un point : vous m'avez annoncé quand il y
aurait la guerre. En 1943. Ça me convient tout à fait.
J'ai
pu me tromper...
Taisez-vous
! Il faut tout me dire. Vous, vous avez le don de la prophétie,
moi, j'ai celui de sauver l'Allemagne, nous n'y pouvons rien, nous
sommes comme cela, c'est notre destin. Maintenant dites-moi quand je
meurs.
Mais...
Dites.
A
quinze heures vingt-neuf.
Hitler
marqua un temps d'arrêt. Son visage s'était vidé
de son sang. Il regarda même avec inquiétude autour de
lui.
Aujourd'hui
?
Non.
Bien plus tard. Mais j'ai eu l'assurance par les astres que ce serait
à quinze heures vingt-neuf. Curieux, non ?
Quand
?
Plus
tard.
Quand
?
L'astrologue
se taisait, gêné, son corps se tortillant et ses yeux
cherchant une échappatoire.
Quand
?
Hitler
avait hurlé. Le mage se mit à trembler.
Il...
il faudrait que je retourne voir mes cartes du ciel.
Je
vous laisse deux heures. A la fin du déjeuner, au moment du
thé, je veux que vous m'annonciez la date de ma mort. Compris
?
Compris.
Hitler
n'écouta rien de ce qui se disait au-dessus des plats, il
laissa ce gros mafflu de Göring jouer les doublures dans un
monologue dont il ne perçut pas un mot.
Au
moment du thé, l'astrologue revint et s'isola avec Hitler dans
les jardins de la chancellerie.
Eh
bien ? I
Etes-vous
prêt à entendre la vérité ?
Oui.
Vite.
J'ai
l'heure et l'année. Pas le jour, ni le mois.
Très
bien. Vite.
A
quinze heures vingt-neuf...
Oui,
je sais déjà.
En
1947.
Hitler
s'assit sous la violence du choc. Dix ans !...Il ne lui restait plus
que dix ans.
Bien
entendu, je peux me tromper, bafouilla le devin devant la prostration
d'Hitler.
Non,
vous ne vous trompez pas. D'ailleurs, je le savais.
1937-1947.
Dix ans. Hitler essayait de palper mentalement l'épaisseur de
dix ans de vie mais il n'y parvenait pas ; il n'y avait aucune
commune mesure par exemple entre ses dix premières années
d'enfance qui lui paraissaient larges comme un océan et le
petit ruisseau étroit des dix ans occupés à
rechercher le pouvoir.
Dix
ans... Encore dix ans...
Il
remercia l'astrologue et se rendit au rendez-vous prévu avec
son architecte.
En
voyant Speer, cet homme jeune, élégant, charmeur, à
la bouche aussi dessinée et charnue que celle d'une femme, aux
sourcils fournis et ironiques, Hitler fut saisi d'émotion.
«
C'est moi, pensa-t-il, moi en plus jeune. »
Il
connaissait Speer depuis des années mais cette ressemblance ne
le frappait qu'aujourd'hui.
«
Oui, c'est moi ! Mon portrait ! Ce pourrait être mon fils »,
se répéta-t-il avec ravissement en oubliant allègrement
que Speer était beau autant qu'Hitler était banal. Il
avait toujours apprécié les moments passés avec
son architecte, les discussions passionnées autour des
maquettes et des plans. Speer était un artiste, comme lui. Il pourrait
devenir mon successeur. Lui plutôt que Göring, cet immonde
tas de graisse opiomane. La
pensée de sa succession le réjouit car il y vit
l'occasion de faire des jaloux. Plus
tard. J'ai dix ans.
Speer
lui amenait les maquettes du nouveau Berlin, le Berlin du Troisième
Reich, l'ensemble monumental qui témoignerait pour des siècles
de la puissance politique d'Hitler, grandes avenues, places
écartelées, bâtiments ministériels. Ils
contemplèrent ces pyramides du national-socialisme. Le sommet
en était le Dôme, ce Parlement qu'Hitler, allergique au
parlementarisme, concevait plus comme une gigantesque salle où
il donnerait ses discours que comme un lieu de discussion et dont il
avait tracé un croquis dès 1925. Albert Speer avait
développé l'esquisse en inscrivant : « Etabli
d'après les idées du Führer», ce qui grisa
tant Hitler qu'il s'aventura même à jouer les modestes.
— Non,
non, vous devez signer Albert Speer, c'est vous l'architecte, votre
contribution a bien plus de valeur que mon ébauche de 1925, un
gribouillis fait en prison pour m'évader par la pensée.
Speer
rougit, Hitler aussi. Tout allait pour le mieux,
Le
Dôme serait la plus grande salle de réunion jamais
conçue. Les formes des bâtiments restaient simples mais
les chiffres formaient un poème enivrant : une coupole de deux
cent cinquante mètres de
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