La Part De L'Autre
apparition publique, jamais de tendresse.
Un soir,
ils avaient couché ensemble. C'était peu de temps
après qu'Hitler fut devenu chancelier, eut supprimé la
liberté de la presse et institué le parti unique . Ils
avaient bu du Champagne, Hitler se retrouva couché
sur elle, les vêtements se froissèrent, il
y eut quelques
convulsions et Hitler s'oublia en elle. Cette nuit-là,
Eva pensa avoir gagné la partie. Hitler, lui, en conçut
un mépris définitif pour elle, le même mépris
qu'il éprouvait pour son corps, exactement le même. La
sexualité, comme tout ordre de la matière, des chairs,
des fluides, faisait partie de ce qui lui avait été donné
et lui serait repris, bref de ce qui lui échap pait . Il
n'aimait que sa volonté. A quarante-quatre ans, il
avait donc
eu sa première expérience sexuelle et cela
lui apparut
comme de l'incontinence. Il comprit, ce soir-là,
pourquoi il y avait accordé aussi peu d'importance, il s'en
félicita et conclut qu'il était décidément
très au-dessus de la mêlée.
De
temps en temps, il rechutait. Ou plutôt il vérifiait. Il
se couchait sur Eva Braun. Il l'étreignait dans le noir car il
craignait, en voyant réellement ce qu'il faisait, d'en être
alors totalement dégoûté ; il redoutait surtout
le spectacle du sexe avide de la femme. Pendant son spasme à
lui, Eva semblait, elle, éprouver le comble du bonheur. Mieux
! Elle s'épanouissait dans les heures, voire les jours qui
suivaient. Cette disproportion de satisfaction entre elle et lui
confirmait à Hitler que la femme était un animal
inférieur.
Le
soir, il quittait ses appartements pour souper avec des familiers car
il avait horreur des nouvelles têtes. Il se laissait aller à
parler de ce qu'il préférait, l’art, le théâtre,
l'histoire. Enfin, il choisissait un film dans la liste de son
fournisseur, Goebbels, et tout le monde se rendait à la
projection dans le salon de musique, y compris les domestiques et les
chauffeurs des invités. Il adorait Mickey Mouse et Greta
Garbo. Ensuite, on discutait encore jusqu'à deux heures du
matin avant qu'Hitler ne se retirât.
Tout
était cérémonie, rituel, formalité.
Hitler s'était coupé du moindre contact humain. Il
régnait. Il dominait. Il n'en était pas heureux, il en
était satisfait car le monde avait été conçu
pour fonctionner ainsi avec lui comme centre.
Heureux
? Quelle drôle d'idée ! Est-ce que le soleil est heureux
?
Après
quarante ans, un artiste n'a plus d 'illu sions
sur lui-même. Il sait s'il est un grand artiste ou un
petit.
Les
jeunes visages fixaient Adolf H. avec passion. Ses cours à
l'Académie indépendante de Berlin fai saient
toujours salle comble. On appréciait la vision ouverte que ce
professeur portait sur l'art et son temps. Auprès de lui, on
apprenait aussi bien les techniques traditionnelles que les courants
modernistes car il
dispensait avec largesse ses souvenirs parisiens. Picasso, Braque,
Léger, Soutine, Chagall, Modigliani, Foujita, Van Dongen,
Dali, il avait côtoyé tout ce qu'il y
avait d'important aujourd'hui et il en parlait avec une simplicité,
une proximité, une familiarité qui auraient
seules suffi à le doter d'un prestige infini.
A
vingt ans, tout est songe, suspendu dans les nuages.
A quarante ans, une partie de nos rêves est devenue
la matière de nos vies. On a peint, on a produit, on a eu le
temps de se tromper et de se reprendre, on a eu le loisir de
repousser ses limites. A quarante ans, la technique a fini par être
acquise et l'énergie demeure intacte : on sait enfin et l'on
peut encore. Si on n'a pas produit un chef-d'œuvre, ou même
l'amorce d'un chef-d'œuvre, alors la partie est finie.
L 'émotion
mouillait la voix d'Adolf. Il ne compre nait pas
pourquoi il s'était lancé sur ce sujet, le besoin lui
en avait
fondu dessus, il découvrait lui-même ce qu'il pensait.
Une tristesse douloureuse l'habitait. Ses élèves, eux,
avaient compris qu'ils n'assistaient plus à un cours
mais à une confession. Ils savaient que leur professeur avait
entrepris une œuvre de peintre pen dant les
années vingt et que, pour des raisons igno rées , il
y avait mis un terme à son retour en Alle magne . Aucun
n'avait eu l'occasion de voir ses tableaux, mais
beaucoup avaient si souvent vu men tionner son
nom dans des catalogues ou des articles sur l'école
de Paris, qu'une légende s'était formée sur les bancs
qui faisait d'Adolf H. un génie fulgurant muré dans
le silence par
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