La Part De L'Autre
volets clos.
Elle
murmura d'une voix sans timbre :
Onze
a repris contact avec moi dès qu'elle a su qu'elle était
malade. Je suis venue plusieurs fois quand tu n'étais pas là.
Je...
Sarah
se força à regarder Adolf. Ses yeux, en passant sur le
lit, furent soudain traversés par un éclair de panique.
Adolf
se retourna.
C'était
trop tard. Onze était morte.
Hitler
avait gagné. Il était le nouveau chancelier de
l'Allemagne.
L'artiste
raté, l'ancien clochard, le soldat incapable de prendre du
galon, l'agitateur de brasserie, le putschiste d'opérette,
l'amant vierge des foules, l'Autrichien devenu allemand au prix d'une
astuce administrative prenait la tête d'un des pays les plus
riches et les plus cultivés d'Europe.
Il
avait crié tellement fort que certains l'avaient entendu. Ils
avaient voté pour lui.
Il
avait crié tellement fort que certains l'avaient trouvé
ridicule. Ils s'étaient laissé manœuvrer par lui,
Cent
fois, mille fois, il avait pourtant proclamé ses démons
: détruire les Juifs, supprimer les communistes, se venger de
la France, s'étendre à l'est, puis à l'ouest...
Il avait toujours dit que la guerre était un droit, que la
guerre serait nécessaire. Jamais personne n'avait joué
un jeu si agressif et si clair. Jamais personne n'avait fait de la
haine l'unique ressort de la politique. On l'avait trouvé
convaincant. On l'avait trouvé grotesque. Mais presque
personne ne l'avait trouvé dangereux. Comment peut-on se
montrer aussi sourd ? Hitler n'était pas un menteur. Il
livrait avec franchise ses vérités obscènes. Et
cela même le protégeait. Car les hommes sont habitués
à juger les êtres sur leurs actes, non sur leurs
paroles. Ils savent qu'entre l'intention et la réalisation, il
manque un chaînon : le pouvoir d'agir. Or, le pouvoir, ils
venaient de le donner à Hitler. Peut-être pensaient-ils
que l'exercice du gouvernement allait modérer l'extrémiste,
comme il est d'usage ? Qu'Hitler allait se calmer en apprenant la
dure loi de la réalité ?
Ils
ignoraient qu'ils n'avaient pas désigné un homme
politique, mais un artiste. C'est-à-dire son exact contraire.
Un artiste ne se plie pas à la réalité, il
l'invente. C'est parce que l'artiste déteste la réalité
que, par dépit, il la crée. D'ordinaire, les artistes
n'accèdent pas au pouvoir : ils se sont réalisés
avant, se réconciliant avec l'imaginaire et le réel
dans leurs œuvres. Hitler, lui, accédait au pouvoir
parce qu'il était un artiste raté. Il avait répété
depuis dix ans : « Nous prendrons le pouvoir légalement.
Après... »
Après,
le pouvoir, c'était lui.
Dans
le même temps, un homme avait perdu le sommeil. Il avait cru
faire son métier, il avait déclenché une
catastrophe. Comment aurait-il pu prévoir ?
Le
docteur Forster avait suivi avec inquiétude l'émergence
politique de l'estafette Hitler, son patient de Pasewalk en 1918,
dont il avait soigné l'aveuglement hystérique en le
persuadant que Dieu lui avait donné la mission de sauver
l'Allemagne. Il pensait le guérir sous hypnose, or il lui
avait inoculé une maladie. Maintenant que cet homme était
à la tête du pays, le docteur Forster conclut qu'il
était de son devoir de parler, même s'il violait le
secret médical. Il annonça, lors d'un de ses cours à
l'université de Greifswald, qu'Hitler était un névrosé
traité par suggestion et par hypnose et qu'il allait rendre
public son dossier psychiatrique.
La
Gestapo réagit sans attendre. Le docteur Forster fut
immédiatement suspendu de son poste pour instabilité
mentale. Camisole de silence.
Il
s'enfuit en Suisse, poursuivi par les services secrets. Il n'eut que
le temps de déposer dans un coffre de Bâle ses fiches
psychiatriques transcrites en écriture codée, le temps
de le signaler à quelques amis sans préciser quelle
banque, avant qu'on ne le retrouvât mort dans sa chambre
d'hôtel, suicidé d'une balle de revolver dans la tête.
Quinze
heures vingt-neuf
Sa
vie était enfin devenue un opéra.
Dans
le haut et vaste décor de la chancellerie, la journée
d'Hitler se déroulait selon une mise en scène bien
réglée qui faisait participer les chœurs —
une foule sélectionnée et envoyée par le
ministre de la Propagande —, l'orchestre — les employés
du Reich, depuis les ministres jusqu'aux aides-cuisiniers —,
les seconds rôles — Goebbels, Göring, Hess, Himmler,
Speer —, tout étant organisé autour des grands
airs du ténor,
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