La Part De L'Autre
un désespoir mystérieux. Ce jour -là,
les oreilles se tendaient car les étudiants devi naient qu'ils
allaient peut-être avoir la clé du mys tère .
Oui,
on excuse l'absence de fermeté du trait, la timidité de
la couleur, les hésitations de la composition tant que le
peintre est en devenir. Certes, on voit des monstres, tels Picasso ou
Bemstein, qui, à dix-sept ans, sont déjà
péremptoires. Mais, en face de ces évidences, on se dit
qu'ils sont nés génies avec leurs moyens de génie
alors que d'autres mettent des années à acquérir
les moyens de leur génie. On attend, donc on espère. On
se demande de quoi on va accoucher. Que donnera le travail ? Un
prématuré ? Deux prématurés ? Trois
fausses couches ? Peu importe. Il faut continuer. On doit accoucher
de soi-même. On a rendez-vous avec un inconnu lointain, le
peintre que l'on est. A quarante ans, le bébé est venu.
Pour les uns, c'est une grande surprise, c'est un géant. Pour
d’autres, c'est agréable, c'est un vivant. Pour
quelques-uns, c'est dramatique, c'est un mort-né, un petit
cadavre qui leur reste sur les bras et qui rend vaines toutes les
années d'efforts.
Adolf
avait l'impression que son sang lui échappait comme s'il
s'était ouvert les veines dans un bain chaud ; pourtant cette
torpeur lui apportait un tel bien être, indistinct, presque
voluptueux, qu'il se laissa aller
à parler.
Je
suis de ces hommes-là. Les déçus. Les
désespérés. J'ai consacré la première
moitié de ma vie à la poursuite d'un rêve de
moi-même qui s'est avéré une illusion. Malgré
le travail, le sérieux, malgré même le succès
critique et financier pendant quelque temps, j'ai réalisé,
à quarante ans, que je n'étais pas un grand peintre. Ni
même un petit maître. Rien, en fait. Une baudruche.
Les
étudiants avaient envie de protester, soit par conviction,
soit par humanité, mais ils sentaient leur professeur
tellement fragile et nu dans sa confidence qu'ils ravalèrent
leurs mots.
Alors,
puisque j'aime la peinture avec passion, puisque je l'aime plus
qu'elle ne m'aime, j'ai décidé de devenir enseignant.
Votre professeur. Transmettre. J'ai trouvé ma place. Et je
suis devenu heureux.
Mais,
au moment où il prononçait le mot «heureux »,
les larmes envahirent Adolf H. et le forcèrent à
quitter précipitamment l'estrade.
— Ça
ne peut plus durer !
Hitler
éructait de colère depuis son réveil. La revue
de presse étrangère lui avait mis les nerfs à
vif : « fou, indécis et inoffensif », voilà
ce qui ressortait des monceaux de papiers qui lui avaient été
consacrés. D'ordinaire, il se réjouissait d'entendre
ces jugements ineptes, car les erreurs protègent la vérité
comme des armures de guerre, mais, ce matin-là, l'orgueil
d'Hitler avait été touché. Pourquoi ? Il avait
mal dormi, souffert d'aigreurs pointues et flottantes dans l'estomac,
ce qui l'avait de nouveau persuadé qu'il était dévoré
par un cancer, comme sa mère. Il avait eu la conviction qu'il
allait mourir bientôt.
Pour
achever de le mettre de mauvaise humeur, Eva Braun était
sortie de sa chambre, plus belle que jamais — elle était
blond oxygéné ce jour-là — et s'était
frotté contre lui en lui rappelant l'avant-veille au soir.
Quand
est-ce que tu m'épouses ?
Je
t'épouserai quand je n'aurai plus aucun avenir politique.
Mais
tu as déjà tout ! Tout le pouvoir. Toute l'Allemagne à
tes pieds. Et moi.
Le
pouvoir ne suffit pas. J'ai une mission. Crois-tu que je fais partie
de ces imbéciles qui, une fois qu'ils sont assis sur un trône,
sont satisfaits et n'ont plus comme souci que d'y demeurer ? Crois-tu
que je vais rester les bras croisés ?
Eva
Braun était demeurée sans voix ; elle pensait qu'Hitler
devait être comblé par sa dictature. Empli
d'indignation, il claqua la porte pour s'enfuir.
Il
fit venir son médecin. L'onctueux et pansu docteur Morell le
rassura en lui répétant que son régime
végétarien rendait le développement d'un cancer
quasiment impossible. Une fois qu'Hitler eut compris que le médecin
disait n'importe quoi pour le rassurer, répondant à son
angoisse sans prêter la moindre attention aux symptômes
et aux indices physiques, il le renvoya et fit appeler son astrologue
par ses secrétaires.
Le
déchiffreur d'étoiles le rejoignit dans le jardin
d'hiver.
Dites-moi
la vérité, je peux l'entendre. Je sais que je n'en ai
plus pour longtemps.
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