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La Part De L'Autre

Titel: La Part De L'Autre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Eric-Emmanuel Schmitt
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gueule !
Incohérent ! Quelle pitié ! Comment
peuvent-ils imaginer que l'Allemagne, la grande Allemagne, qui s'est
déjà donné Bismarck et Frédéric le
Grand, ne s'offrirait pas un jour Adolf Hitler ! Je n'en peux plus,
cela ne peut plus durer.
     Quoi
donc, mon Führer ?
     Ça.
Ce sommeil. Ce ronron. Cette Eva Braun qui veut m'épouser. Ces
projets architecturaux. Je ne suis pas encore à la retraite.
     Je
ne comprends pas, mon Führer. Seriez-vous déçu par
mes plans ?
    Hitler
sembla tout à coup découvrir qu'Albert Speer se
trouvait en face de lui ; il le dévisagea avec effarement,
comme s'il venait de faire irruption dans la pièce.
     Je
suis très satisfait de votre travail, mon cher Speer. Nous
construirons le grand Berlin du Troisième Reich. Mais hâtez
les travaux, c'est tout ce que je vous demande, hâtez les
travaux au maximum.
     Je
suis l'homme le plus heureux de la terre, mon Führer. J'ai
quatorze ans de travail acharné devant moi, mais je suis
l'homme le plus heureux de la terre.
     Raccourcissez
vos délais. 1947 serait bien.
     Je
tâcherai, mon Führer. 1947 ? J'y arriverai peut-être
si nous n'avons pas la guerre.
     La
guerre ? Pourquoi voudriez-vous que nous ayons une guerre ? Les
Allemands m'adorent parce que j'ai apporté la paix et la
prospérité. Je ne songe désormais qu'à
continuer, à construire, et à préparer ma
succession. Pourquoi voudriez-vous que je commette la folie de
déclencher une guerre ?
    Il
venait à l'instant de décider qu'il allait agrandir
sans tarder l'espace vital de l'Allemagne : l'Autriche, la
Tchécoslovaquie, la Pologne.
    Ensuite,
on verrait... Peut-être la France ? La Russie ?

    Adolf
H. ne laissait, à personne le soin d'emmener ses deux enfants
jouer au square. Aucune des jeunes filles au pair n'avait pu lui
arracher cette tâche qu'il considérait comme la plus
noble. Car il ne se contentait pas de les y conduire et de les
surveiller, il jouait avec eux jusqu'à l'épuisement,
courant, creusant, sautant, se cachant, exténuant les
balançoires gémissantes jusqu'à leur faire
rendre l'âme, n'ayant peur ni des égratignures, ni des
pulls déchirés dans les fourrés, ni des fonds de
culotte noircis par la terre, ni des genoux marqués d'herbes
écrasées, ni des grains de sable glissés dans
les chaussettes et dans les poches que l'on retrouve ensuite jusque
dans les plis des draps.
     Papa,
on joue à chat perché ?
    Adolf
laissa s'enfuir les deux jumeaux Rembrandt et Sophie.
    Il
s'entendait si bien avec ses enfants qu'il appréhendait de les
voir grandir. Serai-je
encore à la hauteur ? Pour l'instant, je suis un bon père
parce qu'ils sont petits. M'aimeront-ils autant plus tard ? Me
respecteront-ils ? Quels adultes seront-ils ? Moi, je sais que je les
aimerai toujours, mais eux ? Je détestais mon père.
    Son
adoration pour eux était d'autant plus violente qu'il y avait
quelque chose de désespéré dans ce sentiment. Il avait
accepté de les avoir dans le moment où il avait renoncé
à la peinture. Le choix
de la réalité . C'est
ainsi qu'il justifiait souvent pour lui-même ce carrefour
décisif de sa vie. A la mort de Onze-heures-trente, il avait
passé plusieurs mois dans l'incapacité de sentir, de
s'émouvoir, de réfléchir, d'agir. Logé
dans une soupente que lui avait trouvée Neumann, il était
resté de longues heures assis devant la fenêtre,
impassible, végétal, sans autre étonnement que
de voir le soleil avoir le courage de se lever chaque matin. Autour
de lui, on avait d'abord cru qu'il n'avait cessé de peindre
que provisoirement. On avait excusé cette inactivité
temporaire par le chagrin, la morosité du marché depuis
la crise économique, l'indifférence de son principal
galeriste qui préférait s'occuper d'artistes plus en
forme ou mieux établis. On avait trouvé toutes sortes
de raisons parce qu'on n'avait pas trouvé la bonne. Mais lui,
bien qu'il pensât très peu en contemplant le jour se
dessiner puis s'effacer, savait qu'il y avait quelque chose de brisé
qui ne se réparerait pas. Quoi ? L'illusion lyrique ? Le
besoin de s'exprimer ? La volonté de réussir ? Non.
Simplement le désir.
    Le
désir de peindre, il l'avait toujours aujourd'hui, à
Berlin, et il s'y adonnait encore à l'occasion de ses cours.
Mais le désir d'être un peintre, il ne l'avait plus.
Etre plus grand que soi, repousser ses limites, se battre avec la
matière rebelle sur la toile et la finitude de l'esprit

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