La Part De L'Autre
diamètre s'élèverait
à une hauteur de deux cent vingt mètres dans les nuages
; il pourrait accueillir cent quatre-vingt mille auditeurs debout
lorsque Hitler y parlerait, soit dix-sept fois plus que Saint-Pierre
de Rome ; cent piliers rectangulaires en marbre de vingt-quatre
mètres de haut ; une niche de cinquante mètres de haut
et large de vingt-huit ; une aigle impériale dorée de
quatorze mètres tenant dans ses serres la croix gammée
couronnée de feuilles de chêne ; la voûte du Dôme
reposerait sur un bloc carré en granit clair de trois cent
quinze mètres de long et soixante-quatorze mètres de
hauteur, le volume extérieur de cet édifice atteignant
vingt et un millions de mètres cubes ; de l'extérieur,
le Dôme aurait l'apparence d'une montagne verte de deux cent
trente mètres de haut car il serait recouvert de plaques de
cuivre patinées ; au sommet, une lanterne vitrée de
quarante mètres de haut, surmontée elle aussi d'une
aigle à croix gammée, achèverait cette
splendeur.
Hitler
ressentait une violente émotion. Sa chimère devenait
réalité. Plusieurs fois, il avait revu les chiffres à
la hausse ; plusieurs fois il avait envoyé bouler le
conseiller ministériel Knipfer, spécialiste de la
protection aérienne, qui se plaignait qu'un édifice
sortant des couches basses des nuages dans la capitale constituerait
un point de repère idéal pour les escadrilles de
bombardiers ennemis ; plusieurs fois il avait repoussé d'un
haussement d'épaules les soupçons de mégalomanie.
Le Dôme témoignerait de la grandeur de l'Allemagne, pas
de celle d'Hitler. Lui, demeuré naturel et modeste ainsi que
le martelait la propagande de Goebbels, se contenterait d'une petite
maison toute simple.
Voyez-vous,
mon cher Speer, je jouis d'assez de puissance et de considération
pour me passer du soutien de ce luxe. Mais mes successeurs auront
bien besoin de cet apparat. Pour beaucoup d'entre eux, ce sera même
la seule façon de se maintenir ; un petit esprit tirera
avantage d'une telle mise en scène. Quand les lieux sont
empreints d'un passé historique, d'une grandeur réelle,
ils rehaussent même un continuateur sans envergure. C'est la
raison, voyez-vous, pour laquelle nous devons construire tout cela de
mon vivant : le fait que j'y aurai vécu ajoutera de l'or et du
faste aux murs. Même si je n'y réside que quelques
années, cela suffira.
Mon
Führer, mon seul but dans l'existence est d'accompagner un tant
soit peu votre génie.
Bien.
Puisque les plans sont prêts, quelles sont vos estimations pour
les travaux ?
Cinq
milliards de marks.
Non,
je parlais des dates.
Dans
une prévision optimiste, nous pourrions avoir achevé en
1951.
Le
visage d'Hitler s'éteignit, prenant l'aspect froid et vert
d'un marbre tombal.
1951 ?
Au
plus tôt, mon Führer.
Est-ce
que je suis fou, Speer ?
Pardon,
mon Führer ?
Je
vous demande si vous me prenez pour un fou ?
Mon
Führer, je ne sais pas ce que j'ai pu dire qui vous ferait
penser que...
Parce
que, voyez-vous, Speer, beaucoup de gens dans le monde entier
estiment que je suis fou. Or je ne connais personne d'aussi cohérent
et fidèle à ses idées que moi. Non seulement
j'ai eu des buts précis dans la tête, que j'énonce
depuis mon entrée en politique, mais je n'agis qu'en fonction
de ces buts. On me traite de brute qui a des crises, on parle d'accès
de violence, alors que je suis ordonné et méthodique :
l'incendie du Reichstag, l'instauration du parti unique, la Nuit des
longs couteaux, les bûchers de livres, la vie dure faite aux
Juifs, je les ai toujours annoncés, je n'ai jamais parlé
d'autre chose. Violent, moi ? Je n'ai que la force de la rectitude.
Brutal, moi ? Je ne fais que penser avec logique. Sauvage, moi ? J'ai
supprimé les accords de Versailles et de Locarno sans que mes
adversaires réagissent. Médiocre intellectuellement,
moi ? Je le suis si peu que les Anglais, les Français, les
Américains, les Autrichiens, les Russes n'arrivent même
pas à soupçonner mon intelligence. Imaginez un voyant
isolé dans un monde d'aveugles : les aveugles n'auraient pas
l'idée que le voyant puisse voir, ils le sous-estimeraient,
ils n'envisageraient ni sa force ni son pouvoir de nuisance. Voici ce
que je suis,
moi, Führer de l'Allemagne, au milieu des hommes politiques de
la scène mondiale : le seul voyant dans une cour d'aveugles.
Fou ! Matamore ! Inoffensif ! Grande
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