La Part De L'Autre
Après tout, peut-être
était-il efficace pour le prestige, voire pour l'autorité
d'Himmler auprès de ses subalternes, d'avoir ne serait-ce que
l'ombre d'une moustache hitlérienne ?
Himmler,
l'Allemagne m'inquiète. Le peuple a un moral très bas
et ce raisin sec de Goebbels, à la Propagande, semble
impuissant à l'améliorer. C'est vous qui
allez sauver la situation.
Que
faut-il faire, mon Führer ?
Dans
les jours qui suivirent, Himmler réunit tous les dirigeants SS
à Posen, puis les différents chefs du Reich. Il mit
brutalement les choses au point concernant les trains qu'on avait
fait partir pleins de Juifs et qui revenaient vides. Il avoua le vrai
fonctionnement des camps de la mort.
Avec
ce programme d'extermination des Juifs d'Europe, nous venons de
réaliser une page glorieuse de notre histoire, qui n'a jamais
été écrite et ne saurait jamais l'être.
Nous avions le droit moral et surtout le devoir envers notre peuple
de détruire cette race qui voulait nous détruire. Nous
avons exterminé radicalement le bacille juif qui pouvait nous
rendre malades et nous faire mourir. Hitler restera dans l'histoire
comme Robert Koch, l'homme qui a éradiqué la
tuberculose, et notre fierté sera d'avoir été,
nous tous, ses infirmiers.
Il
revint faire son rapport à Hitler qui se frotta les mains.
Voilà.
Maintenant, ils sont tous compromis. Ils en savent assez pour ne pas
vouloir en savoir plus.
Il
s'approcha de la fenêtre où s'éteignait un
crépuscule d'un rouge violent.
Tous
les dirigeants allemands ont maintenant le doigt dans l'engrenage.
Ils sont piégés. Non seulement ils se tairont mais ils
seront obligés d'aller jusqu'au bout.
Le
silence s'installa dans la pièce mal chauffée.
Très
calme, Hitler ajouta, en un constat pour une fois totalement dépourvu
de grandiloquence :
Désormais,
les ponts sont coupés derrière nous.
Au
Ritz, s'il vous plaît.
Adolf
H. entra trop facilement dans le taxi. En fait, il s'y échoua
car il avait trop bu.
Paris
lui faisait la fête. On raffolait de sa peinture et l'on se
sentait très honoré qu'il eût vécu en
France. Etrange revirement. Les journalistes et les mondains
s'enquéraient désormais des moindres détails de
sa vie parisienne dans les années vingt — quelles rues,
comme c'est intéressant, quels appartements, quels bistrots,
quels restaurants —, alors qu'à l'époque même
où il y était, on lui tournait le dos et qu'il avait
toutes les peines du monde, lui, un étranger sans revenu fixe,
à obtenir un logement ou un infime crédit d'épicier.
Ce soir encore, il rentrait au Ritz où son galeriste,
reconnaissant de voir les prix de vente s'envoler, lui payait une
suite pour une semaine supplémentaire.
Le
Ritz... A son arrivée à Paris, en 1919, il avait logé
dans un hôtel borgne, étroit et haut, l'Hôtel
Eclair, près de la gare de l'Est ; là, entre les
toilettes de l'étage dont les vitres brisées laissaient
le vent froid lui geler les fesses, le va-et-vient des putes et des
michetons dans l'escalier sonore, au-dessus de la moisissure des
tapis jamais lavés, il avait partagé une chambre
minuscule avec Neumann ; et il avait été heureux.
Aujourd'hui, il offrait une suite au Ritz à Heinrich et Sophie
qui l'avaient accompagné ; dorures, cristal, champagne et
canapés profonds, il voyait la face riche de la ville, et il
était heureux aussi.
Seulement
le bonheur n'avait pas le même goût.
Il
avait l'amertume du temps qui passe. Adolf H. avait conquis Paris
brièvement avant qu'Onze ne mourût et que la crise
économique fît des ravages ; il le reconquérait
et cela ne lui faisait pas grand-chose, à part sentir qu'il
avait vieilli et que ceux qui l'ignoraient dix ans auparavant et
criaient aujourd'hui au génie n'étaient que des
girouettes dont le jugement ne valait rien et se résumait au
bruit qu'ils faisaient. Tout est bref, momentané. L'ivresse
d'un très bon vin. Pas plus. Il était si sévère
envers ses laudateurs qu'il en avait presque mauvaise conscience.
Pour se déculpabiliser, il occupait son séjour à
établir la réputation d'Heinrich. Il acceptait les
rendez-vous inutiles pour parler d'Heinrich, il rencontrait des
galeristes pour qu'ils s'occupent d'Heinrich, il ne sortait en ville
que pour montrer Heinrich, sachant que les convives seraient plus
convaincus par sa beauté et son charme que par l'examen
superficiel de ses tableaux auxquels, de toute façon,
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