La Part De L'Autre
dans le public, la foule ne
réagissait pas avec la fougue et la ferveur d'antan. Hitler
fit un lapsus ; il confondit bolchevisme et judaïsme sans le
vouloir. Il eut l'image dans sa tête d'un disque rayé
qu'il fallait jeter. Il tenta de s'encourager en se répétant
: « Non, tu n'es pas un vieux propagandiste », et reprit
la parole. Mais lorsqu’arriva le moment où il devait
commémorer les victimes de Stalingrad, il fut pris d'une
nouvelle décharge de haine contre le général
Paulus et supprima le sujet. Puis, lorsqu'il dut évoquer tous
les morts de l'Allemagne depuis le début de la guerre, il ne
put s'empêcher de minorer outrageusement les chiffres, ce qui
provoqua un silence incrédule. Enfin, une accablante fatigue
le prit lorsque, pour la péroraison, il dut appeler les cœurs
à se réchauffer et à ne pas perdre espoir dans
la victoire finale ; il se sentit soudain si isolé, si nu,
qu'il donna un dernier coup de trompette sur la juiverie
internationale et s'éclipsa.
Le
lendemain, le bruit courait dans toute l'Allemagne qu'en réalité
il n'avait pas parlé ce jour-là à Berlin, ni sur
les ondes de la radio. On prétendait que le vrai Hitler,
cloîtré pour dépression nerveuse, avait envoyé
un sosie à sa place.
Du
coup, il s'alita pour de bon.
Quoi
? Vous n'avez pas un Adolf H. ? Moi, j'en ai trois dans le salon.
Cet
Adolf H., on ne parle plus que de lui à Paris.
L'autre
jour, les Rothschild avaient même organisé une soirée
en son honneur.
Et
les Weil feront pareil le mois prochain.
Mouais,
c'est le peintre à la mode.
Il
vaut plus que la mode, ma chère, car la mode se démode.
Lui, il a du style.
Mon
mari vient d'acquérir un grand format pour notre maison de
Normandie. Nous avons été chanceux car il a peint très
peu de grands formats. Et l'on ne sait jamais quoi mettre dans les
escaliers de ces immenses maisons.
Si
ce n'est pas indiscret, vous l'avez payé combien ?
Quoi
? La maison ? C'est un héritage.
Je
parlais du tableau.
Quatre
cent mille francs. Mais ça les vaut. Croyez-moi. C'est cher,
mais ça les vaut.
Tout
de même... Ça valait deux fois moins il y a trois mois.
Ça
vaudra deux fois plus dans trois mois. La cote d'Adolf H. s'envole.
Non seulement c'est très joli, très vivable, pas trop
torturé, mais c'est aussi un investissement.
Au
fait, ce nom, Adolf H., c'est juif ou c'est allemand ?
Les
deux, ma chère.
C'est
incroyable, n'est-ce pas, le nombre d'artistes juifs et allemands qui
dominent la peinture aujourd'hui ? Nous vivons l'ère du
Juif-Allemand.
Pas
seulement la peinture, ma chère, mais la musique. Schönberg,
Weill, Hindemith. Et les plus grands chefs d'orchestre, Bruno Walter,
Otto Klemperer, Furtwängler.
Furtwängler
est juif ? Vous croyez ?
Oh
sûrement.
En
tout cas, Adolf H. l'est, c'est certain. Son beau-père n'est
autre que Joseph Rubinstein, un des piliers du sionisme en Allemagne.
D'accord
!
Quoi,
d'accord ?
J'ai
dit d'accord.
Oui,
mais il y avait une insinuation dans le ton.
J'ai
dit d'accord car je comprends maintenant le lien avec les Rothschild.
Mais
non. Ils aiment les artistes, c'est tout. A ce moment-là,
Picasso est juif aussi.
Pourquoi,
il n'est pas juif, Picasso ?
Vous
y étiez vous, à la réception des Rothschild ?
Bien
sûr.
Alors
comment est-il, cet Adolf H. ?
De
très beaux yeux. Des yeux qui vous hypnotisent. Normal pour le
reste. Banal même. Mais des yeux...
Avec
qui était-il venu ?
Avec
un jeune homme, une beauté, une vraie figure d'ange. Il l'a
présenté comme son élève et secrétaire.
A
d'autres ! C'est son amant, c'est évident.
Pourquoi
dites-vous cela ?
Parce
qu'ils sont tous... comme ça, les artistes. Je ne connais pas
un artiste qui ait une vie normale.
Mais
non, vous dites n'importe quoi ! A ce compte-là, Picasso aussi
serait homosexuel.
Pourquoi,
il n'est pas homosexuel, Picasso ?
Mon
Führer, vous devez vous montrer.
Non.
Le
peuple a besoin de votre présence.
Non.
Je ne me montre qu'après les victoires. Sans triomphe, je n'ai
pas envie de parler. A cause de la nullité de mes généraux,
je n'en ai plus l'occasion. Non. Et non.
Mon
Führer, en tant que ministre de la Propagande, j'ai besoin de
votre incomparable présence. Nous devons faire des films, des
photographies. Par exemple, il serait bon
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