La Part De L'Autre
que vous visitiez les
villes et les régions qui ont souffert des raids aériens.
Quoi
? Vous voulez m'immortaliser sur la pellicule au milieu des ruines ?
Que je reconnaisse les dégâts ? Vous êtes fou ?
La
population le recevrait bien, elle aurait l'impression que vous
partagez ses souffrances. Vous pourriez aussi visiter les blessés
de guerre. Tout cela montrerait que vous éprouvez de la
compassion.
De
la compassion ? Ne soyez pas ridicule.
On
ne peut négliger le peuple trop longtemps. Après tout,
c'est lui qui est au cœur de notre effort de guerre.
Allons
donc, c'est moi qui fais tout le travail. Je me ruine la santé
pour maintenir nos objectifs. Je dors à peine trois heures par
nuit.
Le
fringant Goebbels, sur ce point, ne pouvait contredire son chef :
Hitler faisait peine à voir. Raide, congestionné, les
cheveux grisonnants, les yeux soufflés, le dos voûté,
il cherchait parfois ses mots tandis que son bras gauche tremblait
sans qu'il pût le contrôler. Il avait abandonné
son mode de vie de dilettante fait de longues nuits, de siestes, de
détente quotidienne devant les films en projection privée,
de bavardages sur l'art et de moments exaltants passés à
rêver autour de maquettes architecturales. Depuis
l'embourbement dans la guerre et sa décision de commander
toutes les opérations, il s'était transformé en
bourreau de travail et cela le rendait improductif. Rien ne sortait
de cette débauche de réflexions. Cette constante
tension mentale le brisait, bien qu'il ne voulût pas le
reconnaître. Hitler n'entendait pas prendre conscience de ses
limites, à savoir qu'il n'était brillant qu'à la
tribune et efficace que dans l'agression. Amateur et bousilleur. Ni
professionnel, ni défensif.
Le
peuple allemand a besoin de signes venant de vous, mon Führer.
Vous manquez au peuple allemand.
Ça
suffit ! Il m'emmerde, le peuple allemand. Il n'est pas à la
hauteur de la situation. Je me demande même s'il me mérite.
Il
faut comprendre que...
Non
! Le secret de la réussite tient en la volonté. Ma
volonté ne fléchira jamais. Je sais que certains
Allemands voudraient que nous négociions la paix. Hors de
question. Guerre à outrance ! Guerre totale ! Pas de reddition
! Certains Allemands n'ont pas encore compris les vertus de
l'intolérance. Mais qu'ils regardent la nature ! Il n'y a
aucune tolérance dans le règne animal ou végétal
: la vie détruit tout ce qui est incapable de vivre. Nous
devons tenir sans faiblir. La victoire ou l'anéantissement.
Tout ou rien. Dans mon existence, je n'ai jamais capitulé. Je
me suis fait à partir de rien, vous m'entendez, tout seul à
partir de rien. Pour moi, la situation dans laquelle nous nous
trouvons n'a rien de neuf. J'ai connu pire. Je poursuivrai mon
objectif avec fanatisme car vous le savez bien, mon cher Goebbels,
seul le fanatisme compte, seul le fanatisme sauve. Sans le fanatisme,
rien de grand ne se serait jamais fait sur terre.
Bien
sûr, mon Führer, mais...
Ecoutez-moi
bien, Goebbels : si le peuple allemand se révélait
faible, il ne mériterait rien d'autre que d'être anéanti
par un peuple plus fort. On ne saurait alors avoir de compassion pour
lui. Pas moi, en tout cas.
Hitler
fit signe qu'il congédiait le minuscule et élégant
Goebbels. Sur le pas de la porte, il le retint, en lui demandant des
nouvelles de ses enfants. Goebbels lui rapporta brièvement que
ses six enfants se portaient bien. Hitler, tout à coup
charmant, insista pour avoir des détails sur chacun. Pendant
vingt minutes, Goebbels l'arrosa d'anecdotes qui semblèrent
l'enchanter puis repartit soulagé, flatté que le Führer
lui montrât tant d'affection en ces heures difficiles.
Hitler
rejoignit sa chienne, Blondi, qui l'accabla de démonstrations
de joie, et il lui retransmit les nouvelles des petits Goebbels. Il
adorait ces enfants que, dans ses conversations avec Blondi, il
appelait les petits « H » et qu'il considérait un
peu comme de jeunes annexes de lui-même. Dans son idolâtrie,
Goebbels avait en effet prénommé ses enfants Helga,
Hilde, Hellmut, Holde, Hedda et Heide, afin d'illustrer par six fois
l'initiale vénérée d'Hitler.
Il
reçut ensuite Himmler qu'il venait de nommer ministre de
l'Intérieur du Reich, tâche dont la limace s'accommodait
très bien. Il constata qu'il avait réduit la taille de
sa moustache à deux traits verticaux mais qu'il ne s'était
pas résolu à la raser.
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