La Part De L'Autre
mal et de mal faire.
La
patience experte de Dora venait à bout de toutes les erreurs.
Elle avait très vite compris qu'elle avait affaire à un
puceau. Mais ce puceau était autrichien et peintre, ce qui
impressionnait la petite Tchèque pauvre, simple modèle
occasionnel. Elle avait l'impression de coucher avec l'Empire et
l'Académie. La corvée se transformait en mission sacrée
dont elle ressortirait anoblie. Elle s'efforça donc de
transformer le gaillard effrayé, à l'ardente stupidité,
en amant presque potable. Et, dans le même temps, elle
vérifiait sa supériorité de femme ; bien qu'ils
eussent le même âge, c'était elle qui dirigeait
leurs ébats, c'était elle qui lui apprenait l'amour.
Elle trouvait l'aventure plus agréable que fastidieuse car
elle y regagnait un peu l'estime d'elle-même.
Adolf
apprenait tout en essayant de faire croire qu'il savait déjà.
Après la sixième étreinte, épuisé,
il reposa longuement contre elle. Il lui semblait que, les deux
dernières fois, il ne s'y était pas trop mal pris :
cela l'autorisait à un accès de sincérité.
Sais-tu
que, pour moi, c'était la première fois ?
Non
? s'étonna Dora.
Si.
En
fait, ce n'était pas un accès de sincérité,
mais un accès de fierté.
Dora,
reposant sur l'oreiller, les cheveux épars, les yeux au
plafond, se demandait — sans curiosité excessive —
si Adolf allait maintenant devenir tendre, comme certains hommes
après l'amour, s'il allait remplacer les gestes par les mots
et gazouiller pendant des heures des phrases douces et enflammées.
A
son avis, ça ne devait pas être le genre d'Adolf qui
alternait plutôt enthousiasme et abattement. En même
temps, il s'agissait d'un baptême du sexe. Et la révélation
rend toujours le puceau volubile. Il fallait voir. Il fallait
attendre.
Demain,
j'irai acheter des fleurs, murmura Adolf.
«
Tiens je me suis trompée, pensa-t-elle. Il est plutôt du
genre délicat. Bonne surprise. »
Oui,
j'irai acheter un gros bouquet de fleurs.
Il
devenait charmant. Aucun de ses amants, depuis l'âge de
quatorze ans, n'avait jamais songé à lui offrir des
fleurs.
Et
j'irai les offrir au docteur Freud.
Quoi
?
Le
docteur Freud. Un médecin juif que je connais. Je lui dois le
moment que je viens de passer.
Dora
se retourna vers le mur verdâtre et, sans vergogne, agrippa
tout l'oreiller pour elle. Elle ferma les paupières, désireuse
de s'endormir au plus vite. Non, vraiment, le coup du médecin
juif, on ne le lui avait encore jamais fait.
Wetti
ne parlait plus que de ça.
Dolferl
dessine la journée, le soir, voire la nuit. Et quand il ne
dessine pas, c'est qu'il lit Nietzsche, Schopenhauer, vous vous
rendez compte ? Quel cerveau !
Hitler
avait en effet voulu restreindre ses rapports avec Wetti au minimum
nécessaire. Ainsi ne descendait-il qu'à l'heure du
dîner. Il avait vite remarqué les effets bénéfiques
de cette tactique : moins il donnait à Wetti, plus elle se
dépensait pour lui. Elle trompait son attente en lui préparant
des plats toujours plus raffinés, elle acquiesçait avec
ravissement à toutes les théories qu'il lui servait
au-dessus des veaux braisés et autres fondants au chocolat,
elle tenait par-dessus tout à ce que les courts moments qu'ils
passaient ensemble fussent réussis. La dernière gâterie
avalée, il proposait toujours de remonter dans sa chambre afin
de lire ; elle le suppliait alors de rester, lui proposant kirsch,
liqueur de poire et cigare, couvrant de coussins le meilleur fauteuil
du salon, y glissant son propre repose-pied ; Hitler maugréait,
faisait mine de refuser, lui faisant bien sentir que le temps qu'il
lui consacrerait à elle, simple mortelle, serait un temps
arraché aux dieux des Arts et de la Pensée, puis
finissait par consentir ; il descendait alors ses volumes et lisait,
vautré et fumant, sous l'œil éperdu de Wetti.
Lisait-il vraiment ? Son œil glissait, égaré, sur
les mots couchés ; il ne les réveillait pas, il
les laissait dormir dans le troupeau du paragraphe. Il était
plus un gardien de livres qu'un lecteur. Rarement les pages
s'animaient et se mettaient à parler. Lorsqu'elles le
faisaient, Hitler entrait dans une sorte de transe. Il vibrait. Ce
n'était pas les idées mais les passions qu'il
partageait. Il n'aimait pas les auteurs intelligents, il aimait les
auteurs contagieux. Nietzsche et Schopenhauer lui transmettaient leur
mépris des hommes ordinaires, l'infectaient de leur
supériorité, lui
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