La Part De L'Autre
communiquaient le virus critique. Quel
besoin aurait-il eu d'élargir le cercle de ses connaissances ?
Quand il ouvrait ces pages, il savait qu'il allait retrouver des
émotions fondamentales, frémir d'indignation, trembler
de suspicion. Il s'y masturbait l'esprit comme tout adolescent
attardé revient sans cesse aux premières images qui
créèrent l'excitation.
Wetti,
assise en face d'Hitler, son ouvrage dans les mains, piquait du nez
sur son large corsage ; chaque fois qu'il s'en apercevait, Hitler se
raclait la gorge en signe de reproche et elle se réveillait,
balbutiant des excuses sous son regard courroucé. Les soirs où
il avait lui-même sommeil, il prétextait que la veille
elle l'avait plusieurs fois dérangé dans ses
méditations. Ainsi il maintenait le mythe de son
inaccessibilité, préservant un caractère
d'exception à ces soirées chez Wetti, même si,
par calcul, il acceptait six invitations sur sept.
Wetti
n'avait donc plus aucun doute : Hitler était un génie.
Soit il parlait trop. Soit il se taisait trop. Comme l'excès
lui semblait la marque du génie, l'impossibilité où
elle était de le comprendre lui semblait la preuve, non pas de
ses limites à elle, mais de sa démesure à lui.
A
la gare, entre les arrivées de voyageurs, il réfléchissait
à sa peinture. Troublé d'avoir eu tant de mal à
croquer Wetti, lui qui pourtant avait su crayonner Guido un soir de
colère, il en avait conclu que son inspiration devait être
architecturale plus qu'humaine. Voilà pourquoi il rêvait
toujours de monumental ! Il serait peintre des villes, des façades,
des temples, des cathédrales. Cette révélation
l'occupait intensément.
Comme
d'habitude, il passa plus de temps à se convaincre qu'à
essayer. Hitler aimait se rêver plutôt qu'être ;
rêver qu'il faisait, plutôt que faire. Assis sur un
chariot métallique, il déroulait sous son crâne
la légende de sa vie, bruissante de mille éloges, mille
compliments enivrants, beaucoup d'honneurs et une réputation
universelle.
Parfois
cela l'épuisait de passer de son rêve à la
réalité, comme s'il devait constamment sauter d'un
train en marche. Sur un coup de sifflet ou un crachat de vapeur, il
devait dégringoler de l'Olympe et charger des malles lourdes
et humiliantes sur son dos. Il en voulait aux voyageuses de le
déranger sans se rendre compte de ce qu'elles interrompaient.
La plupart du temps, il se montrait magnanime et ne leur faisait pas
honte de leur ignorance affairée ; il souriait et jouait la
comédie du brave garçon, surtout au moment du
pourboire.
Il
y eut des grèves de cheminots. Hitler ne chercha pas à
comprendre si leurs revendications étaient légitimes ou
pas ; il se trouva soudain avec beaucoup trop de temps inoccupé
sur les bras ; il ne pouvait rentrer à la pension sous peine
d'éveiller les soupçons de Wetti, et même ses
rêveries ne suffisaient plus à remplir les longues
journées vides. Il ne put faire autrement que se mettre à
dessiner au bord du quai.
Il
commença par faire des croquis de la gare. Malheureusement, le
résultat avait toujours quelque chose d'incorrect dans les
proportions, Hitler ayant du mal à maîtriser la
perspective. Il en conclut que les gares constituaient un fort
mauvais sujet et il déroba des cartes postales. A l'aide d'un
calque, il commença à copier les principaux monuments
de Vienne, les reporta ensuite sur du carton, repassa les lignes à
l'encre de Chine, puis barbouilla par-dessus des couleurs à la
gouache.
Hitler
s'épargna de porter un jugement sur les résultats. Il
avait posé une fois pour toutes qu'il était un génie
de la peinture, et ce avant même de peindre. Si d'ordinaire, on
part des tableaux pour remonter au peintre, induisant le génie
à partir des œuvres, Hitler avait fait pour lui-même
le raisonnement inverse : il était un génie, de droit
divin, par principe ; cela ne perçait peut-être pas
encore dans ses dessins mais, un jour, cela éclabousserait
tout le monde.
Démarquant
ses cartes postales, il besognait en s'appréciant sans cesse.
Sur son calque, il repérait un souci de bien faire qu'il
prenait pour de l'exigence. Dans l'étalage des couleurs, il
manifestait une maladresse qu'il tenait pour de l'originalité.
Wetti
s'émerveilla. Hitler n'y fit pas trop attention. Elle était
là pour ça.
Il
fut quand même très surpris lorsqu'un vendredi, un jour
rendu noir et vacant par une grève, un homme se pencha
par-dessus son épaule,
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