La Part De L'Autre
prise d'un tremblement effrayant. Adolf
enfonça son regard dans le sien et ce fut là, dans son
iris, aux miroitements de sa prunelle, à la dilatation obscure
de ses pupilles qu'il vit monter progressivement son plaisir et le
sien.
— Bon,
d'accord, je t'ai menti. Mais toi aussi, mon gars. Et c'est même
toi qui as commencé. Tiens, prends du saucisson. Tu me fais
croire que tu sors de l'Académie... Qu'est-ce que tu veux que
je fasse, pour me mettre à ton niveau ? Je te fais le coup du
Fritz Walter, le Fritz Walter de la galerie Walter. Tu gobes. On fait
de jolies affaires. Pourquoi veux-tu que je change ? Tu veux que je
te fasse du mal ? Ton point faible, c'est que tu es resté un
petit-bourgeois. Non, calme-toi et reprends du sauciflard. Ouais,
parfaitement, tu raisonnes comme ton père, comme un petit
fonctionnaire, comme un col blanc qui se fait noter par ses
supérieurs : il te faut des diplômes, une carrière,
de la reconnaissance. L'Académie de Vienne ? Tu crois vraiment
que Vinci et Michel-Ange sortaient de l'Académie de Vienne ?
Tu crois vraiment qu'ils voulaient donner des gages aux bureaucrates,
qu'ils comptaient leurs points et leurs années dans
l'administration ? T'as froid aux yeux, Adolf Hitler, tu n'oses pas
être à la hauteur de tes rêves, tu vas tout rater
si tu continues à raisonner de travers. Travailler, qu'est-ce
que c'est pour toi ? Suer assez pour payer ta logeuse ? C'est pour
les Wetti et les Zakreys que tu existes ? Tu as tout faux, Adolf
Hitler, travailler, pour toi, ce doit être te perfectionner
dans ton art. Tu n'as même pas l'idée de l'immense
peintre que tu vas devenir. Mais si. Tu serais effrayé si on
mettait là, devant toi, les toiles que tu achèveras
dans quelques années. Tu tremblerais. Tu serais pris d'un
respect sacré. Tu t'agenouillerais devant le génie et
tu baiserais le cadre. Eh oui, le meilleur du meilleur que tu tais
aujourd'hui n'a rien à voir même avec le moins bon de
demain. Crois-moi. Voilà ta route. Il n'y a que cela qui
compte. Dormir ? C'est physiologique. C'est dans la nature. On ne
peut pas faire autrement. T'en occupe pas. Un endroit où
s'allonger, c'est bien suffisant Il y a les parcs l'été,
les cafés s'il pleut, et à l'automne les foyers de nuit
rouvrent leurs portes pour l'hiver. Tout est prévu, Adolf
Hitler, tout est prévu pour les génies comme toi. A
condition qu'ils ne soient pas petits-bourgeois. Tu travailleras, tu
approfondiras ton art, je vendrai tes tableaux et je m'occuperai de
tout. Fais-moi confiance, nous aurons toujours à manger, à
boire et à coucher. Fais-moi confiance, tu pourras chier,
pisser et dormir. Quoi ? Propre. Oui propre. Se laver aussi. Est-ce
que je pue ? Tu trouves que j'ai l'air d'un clochard ? On se baigne,
on prend des douches dans les foyers de nuit. On désinfecte
les vêtements chez les sœurs. Il y a le barbier, le
mercredi matin, à l'Amicale sociale. Je connais tout. Je te
dirai tout. Tous mes secrets. Donne-moi une tranche. La déchéance,
ça ? Arrête, tu me fais rire. Déchéance,
oui, pour tes idées de petit-bourgeois. Mais moi, j'appelle ça
autrement : la liberté. Parfaitement. La liberté
absolue. Nous sommes au-dessus de tout. Tu ne dépends de
personne. Tu ne rends de comptes à personne. Libre. Il y a
toujours une soupe à la rue Gumpendorfer. Il y a toujours une
place à l'hospice si tu as une maladie qui se soigne. Tiens,
parlons-en des maladies, je ne suis plus jamais malade depuis que je
vis dehors. Si. Parfaitement. Dans les maisons bien chauffées,
ce sont les microbes que tu chauffes. Avec une nourriture trop riche,
ce sont les microbes que tu nourris. Dans la haute, il y a des femmes
qui meurent d'un rhume, tu peux
croire ça ? Moi, avec la liberté, je t'offre la santé,
mon gars, et si quand même, par malchance, le microbe insiste, tu n'auras
qu'à le noyer dans un verre de gnôle. C'est radical.
Tout le monde sait ça, dans la science, mais les médecins
et les pharmaciens ne le disent pas parce qu'ils perdraient le tas
d'or sur lequel ils sont assis. Eh, Gustav Klimt, je te parle. Merci.
Et laisse-moi quand même du saucisson, sinon tu rôtiras
en enfer. Bien sûr il y a les femmes, tu vas me dire, on attire
les femmes avec le miel, comme les ours, et là tu ne vois pas
où est le miel... je t'arrête immédiatement,
Adolf Hitler, là aussi tu fais fausse route car tu manques de
confiance : les femmes qu'on attire avec l'argent, les beaux habits,
l'appartement en
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