La Part De L'Autre
ne
vieillit plus, c'est déjà vieux. Elle, elle se
garderait Adolf le plus longtemps possible, il était jeune ;
le temps ne passait pas encore sur lui. Jusqu'à quel âge
un garçon est-il encore jeune ? Vingt-deux ans ? Vingt-trois
ans ? Elle aurait alors... Peu importe ! Elle avait le droit de
s'accorder une pause avant de vieillir.
C'était
déjà la fin de l'été. Hitler voyait avec
inquiétude les jours raccourcir et les marronniers mûrir
leurs fruits. Le beau temps s'attardait complaisamment, ciel d'azur
et crépuscules cuivrés, comme une coquette en robe
d'apparat qui traîne à la porte du salon en souhaitant
se faire admirer encore un peu. Chaque jour enchanteur était
un coup de poignard au cœur d'Hitler : bientôt, le froid
et ses complices — le gel, la neige, la nuit — allaient
se répandre dans les rues de Vienne pour déranger,
déloger, détrousser, appauvrir, affamer, voire tuer les
vagabonds. Hitler avait beau se répéter le catéchisme
de la liberté que lui servait Reinhold Hanisch, il redoutait
de ne pas supporter la proche réalité.
Sans
prévenir, il fit son paquetage et se rendit à la gare.
Un
ticket pour Zwettl.
Il
alla se blottir sur un banc de bois, en troisième classe. Le
wagon craquait de petites gens bruyants et empourprés. Ils
avaient trop bu et les femmes, jouant leur rôle de femmes,
poussaient des cris d'effroi à cause de la vitesse ou des
bruits d'essieux stridents, ce qui provoquait le sarcasme ou la
protection avantageuse des hommes qui jouaient alors leur rôle
d'hommes. Hitler se sentit très loin de tout ça et fit
celui qui dormait.
Tante
Johanna. Tante Johanna.
Il
se répétait ces mots comme une prière. Tante
Johanna, la sœur de sa mère, allait peut-être le
sauver. C'était elle qui gâtait Paula, la petite sœur
d'Hitler. Pourquoi ne l'aiderait-elle pas lui aussi ? Certes, la
dernière fois, il était parti en claquant la porte,
indigné qu'on ne prît pas son avenir artistique au
sérieux. Que lui avait-elle proposé ? Ah oui, un poste
d'apprenti boulanger à Leonding... ou bien de rentrer dans la
bureaucratie, comme son père... Non, il avait préféré
la misère à ces humiliations. En revanche, cette
fois-ci, il ne devait pas s'emporter si elle lui reproposait encore
ses solutions idiotes. Rester poli. Ne pas taper du pied. Dire qu'on
y pensera. Ne pas quitter la pièce avant d'avoir obtenu
quelques billets.
En
face de lui, la paysanne épaisse et velue dont le gras menton
ballottait à chaque cahot le regardait, les yeux ronds et
mous. Quoiqu'il feignît de dormir, Hitler la voyait à
travers ses cils.
Que
fixe-t-elle ? Mes chevilles ?
Hitler
fit semblant de s'éveiller, la fermière détourna
la tête et il put regarder ce qu'elle regardait. Ses chaussures
faisaient honte. Pas plus de forme qu'un vieux fromage, pourries,
défaites, elles laissaient entrevoir le pied nu en plusieurs
trous ; du cuir initial, il ne restait qu'un peu de carton bouilli ;
elles puaient la misère.
D'instinct,
Hitler les cacha sous la banquette.
Comment
allait-il faire croire à sa tante qu'il réussissait
avec des chaussures pareilles ? Du coup, il jeta un coup d'œil
à ses vêtements : s'ils étaient propres, ils
étaient trop avachis par l'usure, rapiécés, et
çà et là ombrés de taches anciennes.
Comment justifierait-il cela ? Car il était hors de question
d'avouer un échec. Son cœur se mit à battre très
vite.
Pour
ne rien arranger, lorsqu'il descendit à Zwettl, il aperçut,
sur un autre quai, son ami Kubizek. Pris d'une bouffée de
honte, Hitler se détourna immédiatement, posa son sac
sur son épaule afin de cacher son visage et s'enfuit de la
gare en rasant les murs. August Kubizek avec qui il était
parti de Linz pour Vienne. August Kubizek qu'il avait convaincu de
tenter sa chance au conservatoire de musique et qui, lui, avait
réussi du premier coup. August Kubizek avec qui il avait
partagé la chambre de madame Zakreys jusqu'à ce qu'il
partît au service militaire, et qui devait profiter d'une
permission pour visiter ses parents. August Kubizek à qui
Hitler n'avait pas eu le courage d'annoncer son second échec,
à qui il n'avait plus écrit, et puis, de toute façon,
comment correspondraient-ils puisque Hitler n'avait plus d'adresse
fixe...
Sur
la lourde voiture à chevaux qui l'emmenait dans le
Waldviertel, chez la tante Johanna, Hitler se félicitait
d'avoir brillamment échappé à ce nouveau danger.
Il lui restait à trouver un
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