La Part De L'Autre
travail... les examens...
Bien
sûr...
Si
elle lâchait quelques couronnes, elle pourrait même le
faire partir plus vite.
Ça
te dépannerait, sans doute, que je te donne un peu d'argent ?
Oh,
ce serait si gentil...
Johanna
n'était pas une personne avare ; elle aimait se montrer
généreuse, mais là, elle savait qu'il s'agissait
d'autre chose : elle ne donnait rien, elle achetait sa tranquillité.
Elle
disparut dans sa chambre. On entendit des bruits d'armoires, de
tiroirs. Elle revint, souriante, avec une poignée de billets.
Hitler ne cacha pas sa joie. Ils s'embrassèrent avec force,
tous deux vraiment heureux d'être délivrés si
vite l'un de l'autre.
De
retour à Vienne, Hitler rejoignit Reinhold Hanisch dans les
bosquets qu'ils considéraient comme leur appartement. Hanisch
l'accueillit avec méfiance ; il n'avait pas apprécié
qu'Hitler disparût ; il s'était vraiment inquiété
pour son commerce — qui allait le fournir en tableaux ? —
et il soupçonnait qu'Hitler avait tapé sa famille, bien
que celui-ci soutînt le contraire.
Pendant
la nuit, Hitler fut réveillé par un bruit ; il aperçut
Hanisch, vingt mètres plus loin, qui s'était éloigné
pour fouiller son sac. Fort heureusement, il avait gardé les
couronnes avec lui et il se rendormit. Mais il se réveilla
encore : cette fois ci, Hanisch, couché sur lui, le palpait
sans vergogne, ne se cachant même plus.
Je
suis sûr que tu as rapporté de l'argent.
Je
t'ai déjà dit non.
Sans
se gêner, Hanisch explorait toutes ses poches.
Cinquante-cinquante,
c'est la règle. Je suis sûr que tu caches ton or.
Tu
vois bien que non, dit Hitler en se relevant alors qu'Hanisch
approchait de la poche fatale.
Il
s'éloigna.
Où
vas-tu ? grogna Hanisch.
Pisser.
Hitler
se dissimula derrière un buis taillé et transféra
les billets dans sa chaussure, entre la semelle et le pied.
Il
revint et s'allongea. Hanisch le contemplait encore avec méfiance,
réfléchissant aux cachettes possibles. Hitler se
blottit en chien de fusil et songea, en s'endormant, qu'il ne
tiendrait pas longtemps face aux investigations d'Hanisch. Celui-ci
allait espionner ses moindres gestes et, s'il était encore
bredouille, profiter de la prochaine expédition aux douches
publiques pour le dépouiller.
Le
lendemain, il se réveilla avec le sentiment de l'urgence :
mettre l'argent à l'abri. Pas facile lorsqu'on n'a pas de
toit. Les écorces, les pierres, les trous dans la terre ? Trop
dangereux. La banque ? On n'a pas de compte en banque sans une
adresse. Louer une chambre avec l'argent ? Il ne se l'offrirait que
pour cinq semaines, après, il serait à la rue, il
aurait besoin de toutes les connaissances d'Hanisch, clochard
professionnel, lui. Alors ?
Lorsque
Hanisch fut parti, à reculons, à contrecœur,
faire son commerce sur le Prater, Hitler fonça dans une
boutique de vêtements. Il allait tout dépenser. Il
s'acheta d'abord un manteau et un pantalon ordinaires puis consacra
l'essentiel de la somme à une tenue de soirée, habit
noir à queue-de-morue, cape, chemise sans boutons, cravate de
soie, attaches de nacre, souliers vernis. Les économies de
tante Johanna avaient fondu. Il restait juste de quoi se payer une
place de spectacle.
L'opéra
de Vienne donnait Rienzi, la
seule œuvre de Wagner qu'Hitler ne connaissait pas ; le destin
lui souriait ; il aurait certes préféré
réentendre pour la millième fois Parsifal,
Lohengrin ou Tannhäuser, car
il aimait reconnaître plus que découvrir, mais il ne
pouvait faire la grimace à son cher Wagner.
Dès
le premier acte, il fut soulevé par l'enthousiasme. Quoi ! On
ne jouait jamais Rienzi alors
que c'était le plus bel opéra du maître ! Quelle
histoire ! Il s'identifia intensément au ténor
héroïque, Rienzi, qui se dressait contre l'ordre établi.
Rienzi, issu du peuple, acclamé par le peuple, aimé du
peuple, chanté par le peuple, devenait le chef du peuple,
mettant à bas une hiérarchie corrompue, aristocratique
et mercantile. Rienzi était pur, idéal, au-dessus de
tout. Il avait des compagnons d'armes et d'idées, mais ni ami
ni femme ; la seule présence féminine à ses
côtés était sa sœur ; il ne se laissait
distraire par aucune des vulgarités qui ternissent les autres
existences. Les chœurs étaient sublimes, ils exprimaient
la voix unanime du peuple ; enfin la foule, cette somme d'épingles
piquantes et divergentes, trouvait une unité, une harmonie, un
sens. Hitler qui détestait les
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