La Part De L'Autre
l'exaltation de
l'action ; ils avaient ressenti la nostalgie des grands périls
et, à dix-huit ans, ils s'étaient estimés finis.
Avec la guerre, l'avenir leur était restitué. Ils
frémissaient d'impatience. Ils allaient connaître
l'aventure. On but. La guerre les avait guéris comme un remède
miraculeux. Elle leur rendait leur jeunesse, la vigueur de leur
corps, le bouillonnement du sang, des jambes pour courir, des bras
pour se battre, pour tirer, pour étrangler. Elle leur
redonnait leur sexe, le premier, le viril, le seul qui monte au
combat. Elle leur offrait la grandeur, l'idéal, le dévouement.
On but. Qu'ils vivent ou qu'ils meurent, ils étaient déjà
bénis par la nation. On but.
Hitler
approuvait toutes ces pensées parce qu'il était en
humeur d'approuver. Pourtant, au contraire d'eux, il allait fuir
l'insécurité, l'aventure, la misère et
l'inadaptation sociale.
Que
faisait Hitler à Munich ? Il rééditait son échec
de Vienne.
Après
quatre années passées au foyer pour hommes, il avait
enfin eu l'âge — vingt-quatre ans — de toucher
l'héritage de son père. Il avait reçu huit cent
dix-neuf couronnes et quatre-vingt-dix-huit hellers, liquidation de
l'héritage issu d'Aloïs Hitler, prononcée par le
tribunal d'arrondissement de Linz le 16 mai 1913. Sans prévenir
ses compagnons de foyer afin de s'épargner les frais d'une
fête, il disparut, investit une partie de l'argent dans un
billet pour Munich et le reste dans la location d'une chambre en
compagnie d'un représentant de commerce rencontré dans
le train. Muni de son argent, n'attendant plus rien des notaires, il
n'avait pas laissé d'adresse derrière lui, espérant
échapper ainsi à ses obligations militaires en
Autriche. Par le biais des fiches de police, l'administration
autrichienne l'avait retrouvé en Allemagne. Il avait plaidé
son cas en prétextant qu'il était un artiste rêveur
et trop obsédé par sa mission pour remplir les papiers
en temps et en heure. Ensuite il avait jeûné pendant
quinze jours avant de se rendre, chancelant, à la garnison de
Salzbourg où on l'avait réformé, en février
1914, pour faible constitution physique.
A
Munich, il avait racheté des cartes postales et repris ses
copies. Très vite, en parcourant les restaurants et les
magasins, il avait trouvé des acquéreurs. La galerie
Stuffle, sur la place Maximilian, avait même décidé
de vendre quelques toiles, surtout à cause des sujets —
l'hôtel de ville, le Théâtre national, les
vieilles cours et les marchés — et du prix modique qu'en
demandait Hitler. Ne songeant même plus à progresser, il
pratiquait sa peinture sans aucune passion, en petit boutiquier qui
gagne sa vie. Il comptait plus qu'il n'imaginait : entre cinq à
vingt marks le tableau, s'il en plaçait ne serait-ce que
douze, cela lui faisait quatre-vingts marks par mois, dont il fallait
enlever six marks de loyer, trente marks de nourriture car un mark
lui suffisait pour deux repas par jour, cinq marks de matériel,
il lui restait encore de quoi se tenir propre, se payer des journées
à lire la presse dans les cafés et deux ou trois
soirées debout à l'opéra. Lorsqu'il avait besoin
d'une rasade de rêve, il se disait qu'il avait le choix, pour
son avenir, entre l'architecture et la politique. A qui lui aurait
demandé, il n'aurait avoué que l'architecture, pas la
politique, car il se savait trop maladroit pour parler en public.
Mais personne ne le lui demandait…
La
lente arrivée de la guerre l'a modifié. Intoxiqué
de presse, parlant peu, lisant beaucoup, il s'est installé
dans un monde qui n'existe pas, ou seulement dans les salles de
rédaction, un monde composé de quelques traits simples,
politiques pour la plupart, où Guillaume H tutoie
François-Joseph, où Louis III de Bavière joue le
rôle du riche cousin de province, où le Français
est impérialiste, l'Anglais arrogant, le Serbe assoiffé
de sang, un monde aux contours clairs et aux couleurs primaires dont
le schématisme se veut le sens de l'essentiel, dont le
simplisme flatte l'intelligence ignorante du lecteur, dont la
répétition passe pour la vérité, dont le
dynamisme est propagande. Puisque toute la presse souhaitait la
guerre, qu'elle fût offensive ou défensive, Hitler
avait, un jour, au-dessus d'un café au lait, décidé
lui aussi que la guerre était nécessaire. Il l'avait
voulue. Puis désirée. Puis attendue car les
gouvernements tardaient. Du coup, lui qui avait
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