La Part De L'Autre
échappé
à ses obligations militaires, il avait explosé de joie
— un mélange d'exacerbation et de fierté d'avoir
eu raison avant eux — lorsque François-Joseph
d'Autriche, puis le Kaiser Guillaume et enfin Louis III de Bavière
avaient lancé leurs hommes dans le combat. Il ne lui fallait
pas moins que la guerre pour sortir de sa solitude rageuse, se sentir
en sympathie avec d'autres hommes. Et, surtout, il ne lui fallait pas
moins que la guerre pour alimenter son idéalisme.
Le
patron vous offre la tournée, les gars.
Les
jeunes gens firent un ban d'honneur au patron en le remerciant pour
sa générosité, trop ivres pour percevoir que
l'aubergiste offrait sa bière surtout par mauvaise conscience,
celle de l'homme qui resterait à l'arrière.
On
se quitta en s'embrassant. On se promit de se retrouver au front. On
se jura de manger ensemble de la cervelle de Français. On se
répéta encore une fois les noms pour ne pas les
oublier. L'alcool agrandissait tout, les voix, les émotions,
les embrassades, mais faisait aussi tout rouler dans le caniveau de
l'oubli.
Le
lendemain, Hitler avait mal au crâne, un souvenir confus de la
veille et l'envie irrépressible de retourner dans ce monde
vivant, chaleureux, où les hommes communiaient avec
enthousiasme.
Il
se précipita dans une caserne avec son livret militaire et,
profitant de la confusion générale, il tenta sa chance.
Le sergent recruteur, dépassé par la foule et cuvant
lui-même une cuite noire, ne prit pas la peine de bien regarder
ses papiers et Hitler se garda bien de lui préciser qu'il
était autrichien. Le cœur battant à tout rompre,
Hitler ressortit, ébloui, dans la cour ensoleillée : il
était parvenu à se faire inscrire dans l'armée
allemande.
Il
renaissait. Il s'était fait rebaptiser. Voilà, il était
désormais soldat et allemand. Il avait gagné de l'être.
Les
jours suivants, il fut intégré à une caserne
pour suivre une formation accélérée. Il marchait
au pas. Il nettoyait les douches. Il tirait au fusil. Il grimpait. Il
rampait. Levé à six heures, couché à
neuf, il faisait le don total de son corps, de son temps et de son
énergie. Le soir, il avait droit à double ration : rôti
de porc et salade de pommes de terre. Il n'avait jamais si bien
mangé. Pour l'instant, il tirait sur des cibles ; bientôt
il aurait le droit de tirer sur des hommes.
— Merci
au ciel de m'avoir permis de vivre une telle époque !
murmurait-il chaque soir en se hissant, fourbu, sur sa paillasse.
Par
un soir d'automne, le train débarquait à Bazancourt,
petite ville de la Champagne, une troupe de soldats frais.
L'invraisemblable
prenait forme, là, sur le quai : Adolf H. était au
front. Ces dernières semaines, à la caserne, pendant
qu'on essayait de le transformer en soldat, pendant qu'on tentait de
lui ôter toute personnalité et toute initiative, il
avait cru se trouver piégé dans un de ses songes.
La
petite gare joyeuse semblait un décor d'opérette. Le
dernier, il mit le pied sur les planches des passerelles.
Ses
camarades s'étaient figés. Ils tendaient l'oreille. On
percevait déjà, aussi bas que l'horizon, le grondement
lointain, sourd, du front. Un roulement mat. On aurait cru que la
campagne soufflait une haleine lourde.
Rassemblement
! En colonne par quatre !
Adolf
fut presque soulagé par la cascade d'ordres. Cela couvrait
l'inquiétante rumeur. Leurs lourds souliers à clous
sonnèrent sur la route. Eux aussi dominaient le bruit. Comment
avaient-ils pu s'alarmer d'un ronflement si faible et si peu réel
que d'autres sons plus anodins suffisaient à étouffer ?
Ils ne devaient pas se laisser emporter par l'imagination, c'était
elle qui sécrétait la peur.
Le
ciel prit une couleur de prune. La troupe devait encore traverser
plusieurs villages. Elle passait devant des paysans français
qui, sur le pas de leur porte, les regardaient avec une curiosité
anxieuse. Des bandes de poules caquetaient, indifférentes. La
terre devenait noire. Les reliefs s'éteignaient. Avant que
l'obscurité ne fût totale, la troupe s'arrêta dans
une grange.
En
se délestant de ses sacs et de ses armes, Adolf aspira
goulûment la touffeur du foin. A se trouver ainsi au milieu de
cette grande fermentation chaude, il retrouvait des sensations
d'enfance, liées au jeune âge de l'insouciance. Des
soldats évoquèrent des souvenirs plus gaillards. On
rit, on mangea, on but.
Mais
dès qu'on leur donna l'ordre de se reposer, toute la
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