La Part De L'Autre
détente
due à la bière et à la potée au lard
s'évanouit. Ils entendaient la canonnade. Le grondement grave
et continu se précisait, il se diffractait en coups séparés,
en déferlante nourrie, en batteries énervées, en
silences suivis d'explosions de violence. La symphonie métallique
du front délivrait ses odieuses nuances, sa dynamique de mort.
Ils peinèrent à trouver le sommeil.
Le
lendemain, un soleil radieux les réveilla. Des alouettes
s'élevaient dans le ciel calme. On n'entendait rien d'autre
que la nature à l'aube. Adolf se demanda si, la veille, il
n'avait pas encore cédé aux caprices de son
imagination.
Ils
reprirent la route. Dans deux heures, ils devaient arriver à
leurs tranchées. La Champagne était belle, odorante.
Adolf retrouvait le plaisir des promenades avec sa mère.
Puis
la nature commença à devenir inquiétante. Des
trous, des abris écroulés, des arbres fendus. Les
champs étaient scalpés : plus d'herbe, la terre rouge à
vif. Un réseau incohérent de tranchées
abandonnées déchirait les espaces. Le crépitement
sec de fusillades sortait de taillis lointains. La nature semblait
malade.
A
grande vitesse foncèrent vers eux, venant du front, deux
vieilles camionnettes dont le moteur toussait. Lorsqu'elles passèrent
près de lui, Adolf eut l'impression que des cris étouffés
sortaient des bâches. Puis arrivèrent les blessés,
à pied, par un, par deux, puis par brochettes, toujours plus
nombreux, tanguant, claudiquant, qui sur un bâton, qui sur
deux, qui soutenu par les autres. Traînant une cheville raide,
tirant une jambe inerte, désarmés, les vêtements
ouverts, les cheveux collés par la peur, ils regardaient les
nouveaux arrivants. Ils fixaient ces corps frais, intacts, valides.
Ils s'étonnaient. Est-ce possible de marcher si aisément
? semblaient demander les paupières cernées. Adolf
détourna la tête.
Venaient
maintenant les blessés atteints au visage. Ils avaient le
front barré de pansements ou la mâchoire soutenue de
gazes brunies par le sang coagulé. La fièvre
commençante faisait saillir leurs yeux. Ils dévisageaient
d'un air crâne les nouveaux. Ils semblaient dire : « Ose
me regarder ! Ose me dire que je suis blessé. » La
souffrance creusait leur visage d'hommes, mais leur tête,
rendue énorme par les bandages, leur donnait aussi l'aspect de
monstrueux bébés.
Les
civières à leur tour remontaient le chemin, portées
par de grands gaillards sains dont la prestesse commençait à
sembler une scandaleuse exception. Certains gisants grelottaient sous
un tas boueux de vêtements ; d'autres tenaient sur leur ventre
des tampons d'ouate d'où le sang et les viscères
continuaient à déborder; d'autres crispaient leurs
mains sur les montants de bois, comme si ce qu'ils craignaient, après
les balles, c'était d'être versés sur le chemin
pierreux ; d'autres stagnaient dans un calme effrayant, laissant la
vie s'échapper par une blessure. Tous levaient les yeux vers
les nouveaux venus. Quoi, encore intacts ? semblaient-ils dire. Et
pour combien de temps ?
Enfin,
le bataillon approcha du camp et découvrit les blessés
neufs, ceux qui n'étaient pas encore parés du costume
du blessé, sans bandages, sans turbans, sans pansements ni
odeur d'iode. Un sergent à l'épaule grasse et blanche
creusée par un éclat d'obus. Un soldat fendu au ventre
qui tenait encore ses intestins dans ses mains. Un adolescent sans
nez, trou béant au milieu du visage où bouillonnait le
sang, où l'air faisait des bulles.
Médecins,
infirmiers et brancardiers couraient de l'un à l'autre. Les
cris ajoutaient leur désordre. Certaines plaintes étaient
insoutenables.
La
troupe de réservistes avait rejoint son régiment. Adolf
aperçut tout de suite Neumann et Bernstein. Ils se jetèrent
dans les bras les uns des autres.
Oh,
les gars, je suis si heureux. J'avais tellement peur que vous
soyez... blessés...
Il
avait failli dire « morts », il s'était retenu
juste à temps. Mais Neumann et Bernstein, tout à leur
joie, n'avaient même pas relevé.
Bienvenue
en enfer ! s'écria Bernstein.
Et
ils riaient.
Bienvenue
aux candidats à la blessure, à l'infirmité, à
la mort, dit Neumann. Comme tu le vois, les lauréats
précédents repartent.
Et
ils riaient.
Il
n'y a que deux manières de rester. Survivre ou crever.
Fais
ton choix. Et ils riaient...
Adolf
n'osait pas leur dire qu'il les trouvait bizarres, différents.
Oh, ce n'était pas seulement
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