La Part De L'Autre
avait déjà
réalisé quelques chefs-d'œuvre. Mais il en
réaliserait de plus grands encore. Non. Pas lui. Léonard
de Vinci a eu droit à plus de soixante ans. Bernstein devait
avoir au moins ça. Mon Dieu. S'il vous plaît. Pas
d'injustice. Pas Bernstein.
S'il
y a une justice, c'est moi qui dois mourir le premier... Ce ne
serait pas une grande perte, dit Adolf.
De
toute façon, il n'y a pas de justice.
Neumann
avait répondu d'un ton sourd, les dents serrées. Adolf
le regarda avec soulagement.
Tu
as raison. Il n'y a pas de justice. Tout est loterie. La naissance,
la mort, le talent. Et c'est tant pis pour nous.
Adolf
dévala les marches de l'atelier et s'enfonça dans la
foule vociférante.
Il
voulait retrouver Isobel. Ou Leni. Ou Margit. La première de
ces belles femmes qui serait libre de le recevoir, il lui ferait
superbement l'amour. Il ne ressentait pas d'autre nécessité.
Adolf
aimait tellement le plaisir qu'il ne fréquentait que des
femmes de plaisir. Isobel, Leni ou Margit étaient toutes
mariées, tenaient à leurs époux et ne se
donnaient à Adolf que parce qu'il savait leur faire éprouver
des sensations inconnues. Protégées par leur mariage,
bien décidées à ne rien changer à leur
situation, elles s'abandonnaient d'autant plus à cet amant si
savant qu'il ne prétendait pas s'imposer dans leur vie. Adolf
était leur parenthèse, le secret de leurs après-midi,
une sorte d'animal avec lequel elles devenaient animales. Adolf, lui,
après que Stella l'avait quitté, avait vite compris que
le refuge de ses plaisirs serait la femme adultère. La putain
opérait comme un ingénieur froid, souvent maladroit,
jamais concerné. La jeune fille était trop préoccupée
d'elle-même, trop obsédée par le don qu'elle
faisait de sa jeunesse pour faire une bonne partenaire. La coquette
révélait seulement une jeune fille vieillie devenue
collectionneuse. La célibataire aguerrie, quand elle ne
cachait pas un mâle dominateur, recherchait plus l'époux
que l'amant. Bref, seule la femme mariée baignait dans une
féminité tempérée ; établie
socialement, mais pas encore blasée, initiée
sexuellement, mais pas vraiment épanouie, familière de
l'homme, mais toujours curieuse, elle se montrait reconnaissante à
l'amant de passage d'être l'amant et de passage.
Adolf
sonna chez Isobel. Une bonne l'introduisit en guettant les environs
comme s'il se fût agi d'un espion. Isobel l'accueillit.
Isobel
avait reçu un don : deux jambes hautes et longues, fuselées,
lissées, fichées dans le sol comme deux lances
vibrantes. Une divinité sauvage aux actions violentes et au
goût de sang couvait sous l'élégante bourgeoise
bruissante de soie. Le boudoir sentait l'ellébore noir.
C'était lourd, capiteux, légèrement écœurant.
C'était encourageant.
Isobel,
voyant Adolf, eut les larmes aux yeux.
Mon
pauvre petit...
Elle
ouvrit les bras et le pressa avec tendresse contre sa poitrine. Il
s'abandonna contre ses seins.
Mon
Adolf chéri, je vais te perdre... Tu vas partir à la
guerre... tu seras blessé peut-être...
Adolf
ne la laissa pas continuer. Il ne fallait pas que son chagrin fût
excessif. Adolf la voulait attendrie, pas désespérée.
Il voulait se retrouver nu contre ce corps majestueux inventé
pour le plus grand bonheur des hommes.
Il
se laissa aller à la fureur de son désir. Il la
déshabilla presque brutalement, colla sa bouche contre la
sienne pour la faire taire et engagea l'amour comme un combat.
Introduit
en elle, montant, descendant, Adolf ne pouvait s'empêcher
d'être assailli par mille pensées. S'il allait mourir
dans quelques semaines ? Etait-ce possible de mourir alors qu'on se
sent si vivant ? Qu'est-ce qu'il regretterait le plus s'il mourait ?
Les femmes. L'amour avec les femmes. La peau des femmes ? Quoi ? Rien
d'autre ? Son travail de peintre ? Il n'était pas un grand
peintre, il le savait. Enfin, pas encore. En tout cas, il n'y avait
pas de preuve tangible, encadrée, sur toile, que l'humanité
allait perdre un génie. En revanche, il regretterait son rêve.
Oui. Son rêve d'être un grand peintre. C'était sa
part noble. La part de lui qu'il aimait. Comment était-il
possible qu'Isobel eût le ventre si doux ? Pourquoi ne
pouvait-il pas rester tout le reste de sa vie ainsi, le sexe planté
dans la chair chaude et humide d'Isobel ? Si un obus devait le tuer,
qu'il le tue me maintenant. Dans cette position.
Il
jouit. Son sexe se rétractait. L'angoisse refluait en
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