La Part De L'Autre
Bonne à tuer ou
à se faire tuer. Viande et os. Rien d'autre. Des bipèdes
armés. Pas plus. Pas d'âme, ou juste assez pour pisser
de peur. Les individus singuliers qu'ils essayaient d'être, ils
devaient les remiser au vestiaire d'une caserne, le temps d'aller
batailler ou mourir. Tout ce pour quoi ils s'aimaient et s'estimaient
les uns les autres, tout ce par quoi ils tenaient les uns aux autres,
tout cela apparaissait désormais comme ridicule, civiquement
odieux, patriotiquement irrecevable. Leur avenir ne leur appartenait
plus, il appartenait désormais à la nation.
Pire
qu'une déception, la guerre devenait pour eux une trahison.
Trahir leur idéal artistique pour devenir fantassin. Trahir
des années d'études pour transporter une mitraillette.
Trahir ce long travail de construction de soi pour se réduire
à un numéro dans un corps d'armée. Et, surtout,
trahir cet ajout généreux de nouveaux êtres au
monde qu'est l'activité créatrice, pour s'enrôler
dans une tuerie généralisée, une œuvre de
destruction, la fuite en avant dans le vide.
Peut-être
que la guerre ne durera pas longtemps ?
Adolf
avait proposé cette atténuation de leur peine. Mais le
silence qui accueillit cette remarque montra qu'elle n'avait pas
d'effet.
J’imagine
que c'est le genre de connerie que l'on dit chaque fois.
Ils
allèrent dans la cuisine où Neumann ouvrit une
bouteille de vin. Ils buvaient pour que la parole revînt.
En
vain. Parce qu'ils éprouvaient tous la même rage glacée,
pour la première fois le trio n'avait plus lieu d'être.
Ils aimaient partager leurs différences, pas leurs
similitudes. Même leur amitié venait d'être
abattue. Ils n'étaient plus que des corps, trois corps assez
sains et valides pour être tués. Ils pouvaient devenir
camarades, mais plus amis ; camarades car
la camaraderie n'est que le partage d'une situation commune ; plus amis car
l'amitié suppose qu'on s'aime pour ce qu'on a de différent
non pour ce qu'on a de commun.
Dehors,
des cris commençaient à monter. Les jeunes gens
s'assemblaient pour manifester leur joie d'entrer dans la guerre. Ils
chantaient. Ils hurlaient. Des slogans de victoire ou de haine envers
l'ennemi couraient de bouche en bouche, peu à peu à
l'unisson, bruyants exaltés. Accablants.
Adolf
fut le premier à réagir.
Je
vais voir une femme !
Les
autres le regardèrent, un peu surpris. Le trio reprenait. Ils
n'étaient pas d'accord.
Qu'est-ce
que tu veux faire ? dit Neumann.
Coucher
avec une femme. N'importe laquelle.
Coucher
ou te faire consoler ? dit Bernstein.
Me
faire consoler de quoi ? Coucher parce que c'est ce que je sais
faire de mieux et que, dans quelques jours, je ne sais plus si
j'aurai l'occasion d'exercer mon art.
Ils
rirent.
Neumann
annonça qu'il allait, lui, parcourir les rues pour voir
comment les gens réagissaient.
Après
tout, un jour de déclaration de guerre à Vienne, je
n'aurai peut-être pas d'autres occasions d'en vivre un.
Il
regretta sa phrase quand, au regard des autres, il comprit qu'elle
faisait surgir le spectre de la mort proche.
Et
toi ? dit-il à Bernstein.
Moi
? Je vais peindre, peindre et peindre jusqu'à ce qu'on
m'arrache de mon chevalet.
Bernstein
avait parlé avec une flamme triste. Il était le plus
doué des trois. Adolf et Neumann n'en éprouvaient
aucune jalousie ; au contraire, ils étaient les premiers à
l'admirer, le prendre en exemple, se féliciter qu'il atteignît
si vite de tels sommets. Bernstein était devenu leur maître
et leur enfant ; leur maître car Bernstein savait d'instinct
faire ce que les autres devaient apprendre ; leur enfant car
Bernstein, sujet à des crises de dépression, avait
maintes fois eu besoin de leur confiance inconditionnelle pour se
remettre au travail. Bernstein exposait déjà chez un
des meilleurs galeristes de Vienne et c'était lui, depuis
quelques mois, qui faisait vivre le trio sur un plus grand pied.
Adolf
et Neumann le regardèrent s'éloigner vers l'atelier.
Adolf
eut un frisson. Il se tourna vers Neumann.
Penses-tu
la même chose que moi ?
Au
sujet de Bernstein ?
Oui.
Oui.
Ils
étaient consternés. Si Bernstein était si doué,
si Bernstein s'était réalisé si vite, n'était-ce
pas parce qu'il était voué à une mort jeune ? La
Providence, grande faiseuse de mauvais coups, ne lui avait-elle pas
préparé un traquenard ? Un destin éclatant et
tragique ? Comme Pergolèse, Mozart, Schubert ? Le cœur
d'Adolf se serra. Non. Pas Bernstein. Certes, il
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