La Part De L'Autre
lui.
Il
était renvoyé à sa solitude.
Viendras-tu
me voir lorsque tu auras une permission ?
Isobel
était contente. Adolf partait rejoindre un univers d'hommes,
mais elle avait fait son devoir de femme. En quelque sorte, elle
aurait son rôle de patriote, elle aussi, dans cette
mobilisation générale. Le repos du guerrier. La paix
qui justifie qu'on fasse la guerre.
Je
reviendrai, Isobel, et tu devras me consacrer tous tes après-midi.
Je
me débrouillerai, mon chéri.
Tu
parles, qu'elle se débrouillerait ! Son vieux mari ne serait
jamais envoyé au front ; elle allait avoir le bonheur de le
conserver, avec la volupté de le mépriser chaque jour
plus. Sûr qu'elle se libérerait pour son permissionnaire
! Elle ferait son effort de guerre.
Je
te donnerai tout mon temps.
Elle
était à l'avance émue par son dévouement.
Elle s'exaltait à l'idée des efforts qu'elle ferait
pour tromper son mari. Elle voyait la preuve de sa rigueur morale et
patriotique dans les mensonges qu'elle inventerait alors.
Adolf
se rhabilla. Il se sentait de nouveau morose. Il n'y avait donc plus
qu'une seule solution : aller rejoindre Leni.
Puis
Margit.
Hourra
!
Le
cri avait explosé au-dessus de la foule. Une bombe de joie.
2
août 1914. La place de l'Odéon n'avait jamais rassemblé
tant de monde. Depuis le premier jour, Munich souhaitait entrer dans
la guerre. Le soir même de l'assassinat, le 28 juin, le peuple
avait donné de la voix : on avait saccagé le Café
Fahrig parce que l'orchestre avait refusé de jouer l'hymne La
Sentinelle du Rhin qui
faisait battre les cœurs patriotes. Ensuite, la foule avait
déchiré deux femmes parlant français. Chaque
jour, les journaux de toutes tendances, même de gauche, avaient
proclamé le désir d'entrer dans la guerre.
Qu'attendait-on ? Les lois de l'Alliance y conduisaient. Les peuples
qui parlaient allemand devaient s'unir contre les autres. Cet été- ;
là voyait fleurir comme jamais le sentiment de la nation. Une
renaissance disaient certains, une résurrection disaient
d'autres. Les hommes palpaient ce qui les réunissait plus que
ce qui les divisait. Le Kaiser avait dit à Berlin : «Je
ne connais plus aucun parti, je ne connais que des Allemands. »
Et Louis III de Bavière, enfin, engageait son pays dans le
combat.
Hitler
exultait avec la foule, cédant avec volupté à la
contagion émotionnelle. Chaque slogan, chaque chant, il le
reprenait, jetant sa voix parmi les dizaines de milliers d'autres. Il
ne s'entendait plus, il n'entendait que le grand cri unanime, cette
vocifération inhumaine, presque métallique, il s'y
lançait, il s'y fondait, il s'y serait totalement perdu s'il
n'avait pas encore tenu à lui-même par une mucosité
qui lui grattait la gorge. Son corps n'était plus qu'une
membrane agitée par la foule qui vibrait des gestes et des
échos des autres. Lui qui s'était toujours refusé
au moindre contact physique, voilà qu'il se laissait pénétrer
par une foule entière, remplir la bouche, les oreilles, le
cerveau, le cœur, pressé, laminé, accablé,
étouffé, aveuglé, perdant l'équilibre,
reprenant son souffle, jaillissant d'un bond au-dessus des corps pour
s'y réengloutir ensuite. Il s'offrait sans retenue, sans
pudeur, sans calcul à ces milliers d'êtres parce qu'ils
n'étaient pas des individus mais un peuple.
Hitler
se trouvait à Munich et il se voulait allemand. Même si
ses parents avaient fait l'erreur d'être autrichiens et de le
faire naître en Autriche, Hitler savait qu'il était
allemand. C'était la seule naissance acceptable, noble, digne
de lui. Il ne pouvait pas appartenir à une nation plus petite,
moins puissante que l'Allemagne.
La
foule eut encore quelques secousses. Puis s’imposa le calme qui
suit la jouissance. Chacun revint à soi, comprit que la
réunion était finie, et l'on s'éparpilla dans
les rues.
Hitler
se joignit à un groupe qui chantait Pas
de plus belle mort au monde en
se dirigeant vers une taverne. On l'accepta sans une seconde
d'hésitation.
Il
suffisait de partager l'ardeur pour être admis. On but. On dit
sa haine de l'ennemi. On clama la grandeur de l'Allemagne. On annonça
une victoire rapide et définitive. On but.
Les
compagnons d'Hitler, de jeunes bourgeois, brûlaient
d'enthousiasme. Elevés dans l'argent, la sécurité,
les devoirs de leur classe, ils avaient failli périr d'ennui.
Ils avaient cru que l'héroïsme n'appartenait qu'au passé
et aux contes, qu'ils ne connaîtraient jamais
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