La Part De L'Autre
l'uniforme crotté de boue,
ni leurs barbes de prophètes, c'était ce teint jaune,
un peu cireux, c'étaient les cernes violets, c'était...
La
dysenterie, dit Neumann en plissant les yeux.
Pardon
?
Ce
que tu vois, ce sont les effets de la dysenterie. Nous avons
l'estomac brûlé. Je passe une heure accroupi tous les
jours. Je ne sais même plus pourquoi je remonte mon froc.
Adolf
fut choqué. Jamais Neumann n'avait dit «froc»
auparavant ; jamais il n'avait mentionné qu'il possédât
des intestins ; jamais il ne se serait évoqué en train
de...
Tu
t'habitueras, conclut Neumann, qui, décidément, lisait
dans les pensées.
Le
capitaine ordonna le rassemblement. Il passa devant ses hommes, leur
expliqua les heures à venir, leur promit le baptême du
feu pour la nuit prochaine.
Et
maintenant, qui est artiste dans ces rangs ? Qui est musicien ou
peintre ?
Adolf,
ravi à l'idée qu'on allait peut-être lui donner
une fonction digne de lui, fit un pas hors de sa colonne.
N'y
va pas, souffla Bernstein.
Le
capitaine s'approcha et sourit à Adolf.
Corvée
de patates ! On a besoin de mains expertes à la cuisine !
Il
repartit. Neumann et Bernstein riaient devant le regard piteux
d'Adolf.
Après
la sieste, Adolf retrouva ses amis qui voulaient lui expliquer
comment se protéger au combat.
La
guerre tu peux peut-être la faire si tu es myope ; mais pas si
mais pas si tu es sourd. C'est par l'oreille que tu détecteras
les dangers. Comme tous les nouveaux, tu vas te crisper sur les sons
les plus volumineux, ceux des grandes caisses à charbon. Tu
auras tort. C'est de l'orgue. C'est du cérémonial.
C'est de la pompe. Ça fait de l'effet mais ça tombe
toujours trop loin. Ton oreille doit surveiller les sifflements,
tout ce qui miaule, qui chuinte ou qui gazouille ; ce sont les
fusants, pas les percutants que tu peux éviter, toutes les
billes qui bondissent hors du shrapnell, la grenaille d'après
l'explosion, les éclats qui fendent l'air avant de te fendre
la carotide. Donc, tu m'entends, Adolf : ni les orgues ni les
timbales, mais la harpe et le piccolo... Est-ce clair ?
Neumann
attendait une réponse. Adolf, sonné, branla du chef.
De
toute façon, tu resteras avec nous, dit Bernstein.
Adolf
guetta le crépuscule. Sa vie des dernières semaines
convergeait vers cette nuit. Bien qu'au fond de lui il la refusât
toujours, il l'attendait avec impatience. Peut-être serait-ce
sa dernière nuit sur la terre ? Il avait besoin de sens et
cette nuit donnait un sens à l'abandon de son art, à sa
mobilisation, ses mois de dressage, son voyage en train, ses
retrouvailles avec Bernstein et Neumann. Il entrait dans un espace
sacré.
Enfin
le ciel s'éteignit, les couleurs se noircirent.
Les
ténèbres gagnaient.
Un
sifflement. Une fusée s'alluma dans le ciel et répandit
sa lumière spectrale. Temps arrêté. La terre
semblait du mercure. Rien ne bougeait, comme si le paysage était
aux aguets.
L'obscurité
revint encore plus drue.
Soudain,
le feu commence. De tous côtés, les canons ronflent, les
mitraillettes crépitent. Fusées blanches. Fusées
rouges. Fusées vertes. Adolf ne distingue plus les pétarades
des pièces allemandes des explosions fracassantes venant des
obus ennemis.
Baisse
la tête, crie Neumann.
Au-dessus
de lui des essaims de balles et divers projectiles passent dans tous
les sens, frelons en quête de victimes, incohérents,
sifflants, chuintants, perfides.
Un
soldat à côté de lui pousse un cri. Un éclat
vient de lui rompre le cou. Le sang jaillit de l'artère, vif,
fluide, comme impatient. L'homme s'écroule. Est-il mort ?
Par
ici.
D'où
vient l'ordre ? Adolf suit Bernstein. Après quoi courent-ils ?
Où vont-ils ? Ils marchent sur quelque chose de mou. C'est un
ventre. Celui d'un tireur effondré. Il ne sent plus rien. Ils
continuent.
Giclement
de terre devant lui. Une grêle de mottes. Un obus s'est planté
non loin. Il n'a pas explosé.
Continuez
!
Où
vont-ils. ? Là où c'est plus sain ? Là où
c'est plus horrible ?
Au-dessus
de la tranchée roule un feu continu, Pair crépite de
nuées d'acier. Adolf ne comprend pas. Elles viennent de toutes
les directions, est, ouest, nord, sud. Est-ce que tout le monde se
tire dessus ? Y a-t-il quelqu'un qui dirige tout cela ? Y a-t-il un
plan ? Ou le jeu consiste-t-il à faire le plus de morts ?
Ça
ronfle. Ça vrombit. Ça crève.
Position
de tir !
Adolf
se colle à la paroi. Il faut tirer. Sur quoi ? Il ne voit
rien. Devant lui ? Là
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