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La Part De L'Autre

Titel: La Part De L'Autre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Eric-Emmanuel Schmitt
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de la vue.
    Il
chancelle.
    Il
tombe.
    Il
est mort.

    Douce
nuit,
    Sainte
nuit,
    Tout
est calme
    L’enfant
rit.

    Les
chants montaient avec ferveur sous les étoiles. Tremblantes
d'émotion, les voix des hommes s'étonnaient elles-mêmes
d'être mélodieuses. Elles échappaient aux cris —
cris des ordres, cris de peur, cris de douleur — ,
elles faisaient taire tous les bruits métalliques —
fusillades, canonnades, mitraillages — elles avaient subitement
vaincu la guerre et, fragiles, mal assurées, elles
n'arrivaient pas à croire que, devenant musique, elles avaient
cette autorité. Elles déployaient leurs harmonies entre
les deux camps. Plusieurs langues apportaient leurs paroles, mais,
par le miracle pacificateur de la musique et du nombre, les Holy
Night, Stille Nacht et Douce
Nuit se
fondaient en une seule phrase, harmonique, palpitante, déchirante,
qui célébrait Noël. Le ciel était froid, la
terre gelée, mais les hommes se réchauffaient à
l'hymne. Une ferveur toute différente, presque féminine,
s'exaltait dans ces poitrines viriles, le chant s'arrondissait, les
timbres s'enivraient de leur sensualité, le souffle se
nourrissait de lui-même en tenues longues, aériennes,
flottantes et, derrière ces sons graves, sous le chœur
des soldats poilus et crottés, on entendait soudain un chœur
d'enfants.
    Hitler
était furieux. Retiré dans sa cagna, il se bouchait les
oreilles. De tout son être, il désapprouvait cette trêve
de Noël spontanée entre les troupes allemandes,
britanniques et françaises qui s'étaient retrouvées
dans le no man's land d'entre les tranchées, pour se serrer la
main et entonner des cantiques. Ses pieds tapaient le sol de rage.
    — Il
ne saurait être question de choses pareilles en pleine guerre !
    Foxl,
le cul sagement à terre, regardait Hitler, sans bien
comprendre, en se grattant l'oreille.

Embarquez-le
!
    Adolf
H. revint à lui juste au moment où les brancardiers
soulevaient la bâche dans laquelle il saignait. Il eut le temps
d'apercevoir Neumann et Bernstein qui couraient à côté
de la civière, tenant sans doute à accompagner leur ami
jusqu'à l'ambulance. Il voulut leur parler, leur faire signe
qu'il était toujours vivant mais aucun son ne sortit de sa
bouche, aucun de ses membres ne répondit. Adolf ne comprenait
pas : intérieurement, il criait et leur accrochait le bras ;
cependant rien de tout cela n'avait l'air de se produire.
Eh,
regarde ! Il a rouvert les yeux !
    Bernstein
et Neumann, dans l'ambulance, se penchèrent avec émotion
au-dessus d'Adolf. On voyait leurs larmes vaciller au bord de leurs
paupières. Est-ce
que c'est si grave ? Ils ont l'air bouleversés. Est-ce
que je meurs et que je ne m'en rends pas compte ? C'était
curieux, Adolf n'avait pas mal et se sentait paisible. Depuis
plusieurs mois même, il n'avait pas éprouvé une
telle quiétude. M'ont-ils
piqué ? Drogué ?
Tout
va bien se passer, Adolf. Tu vas être soigné.
On
va se retrouver bientôt, ne t'inquiète pas.
Tiens
bon dans les semaines qui viennent. Serre les dents et tout ira
bien.
On
viendra te voir en permission, tu entends ?
On
viendra et l'on se retrouvera tous les trois. Tu entends ?
On
t'aime, Adolf.
On
t'aime. Il nous entend, tu crois ?
    Adolf
n'arrivait pas à répondre, mais il leur souriait de
toutes ses forces. Percevaient-ils au moins son sourire ? Ou bien
demeurait-il livide, creusé, sans expression, ainsi qu'il
l'avait vu faire à tant de blessés ? Avait-il cette
raideur grise des gisants, lui aussi ? Pourtant, il lui semblait
qu'il était plus présent que jamais. Ses sens
percevaient avec acuité son poids dans la toile, l'odeur du
chloroforme, les traits contractés de ses deux amis au-dessus
de lui.
Descendez,
la voiture part ! cria l'ambulancier, Bernstein et Neumann
disparurent de sa vue. Alors Adolf se rendit compte qu'il n'était
pas dans son état normal ; il venait de passer dans un autre
monde, un monde où la guerre n'existait plus, où il ne
s'inquiéterait plus, où ses muscles ne seraient pas
tétanisés par l'angoisse, un monde doux, confortable,
duveteux, où le temps semblait faire la sieste, éternel.
Il était encore vivant et il quittait les boyaux de la mort.
Tous les autres sentiments — douleur ou tristesse de quitter
ses amis — étaient écrasés par un immense
soulagement.
    La
vieille camionnette crachotait et tanguait sur les routes défoncées
par le gel et les bombardements. Avec les cahots, la douleur revint.
Sa

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