La Part De L'Autre
finir par
démoraliser l'armée allemande, protestait Hitler.
Estafette
Hitler, on ne moralise pas les gens par la terreur.
Me
reprochez-vous mon enthousiasme ?
Je
ne vous reproche rien. Vous êtes un caporal dont l'Allemagne
est fière ; votre Croix de fer en est la preuve. Si tout le
monde avait votre foi en la patrie, nous ne suspecterions personne.
Cela dit, je vous donne un ordre : interdiction d'aller le matin vous
pencher au-dessus des blessés ; vous devez laisser les équipes
médicales faire leur travail. Compris ? Sinon, je vous mets au
trou. Vous pouvez disposer.
A
vos ordres, mon adjudant.
Hitler
salua, tourna les talons et prit la porte.
Epuisé,
Hugo Gutmann se laissa tomber sur une chaise et alluma une cigarette.
Quel fanatique ! Par chance on maîtrise ce genre d'hommes par
l'obéissance aux ordres. Imaginons que ce soit lui qui les
donne... Il frissonna et trouva que son tabac avait un goût de
cendre.
L'hôpital.
Est-ce
que ce bâtiment haut et sombre avait toujours été
un hôpital ? N'était-ce pas un couvent ? Ou une école
religieuse ? En tout cas, les sœurs, colombes blanches et
prestes, y volaient toujours, de salle en salle, dans un bruissement
de cornettes, secourables aux plaintes sans fin qui retentissaient
nuit et jour, impuissantes souvent, autoritaires quand il le fallait,
disponibles toujours.
L'hôpital.
Adolf
H. venait de comprendre quelque chose. Il était dans les
coulisses de la guerre, il voyait la réalité du décor,
ce que cachaient les faux murs, sur quoi donnaient les fausses
fenêtres, oui, c'était bien ici, l'hôpital était
la réalité de la guerre.
Toutes
ces bâtisses réquisitionnées et transformées
en centres de soins, toutes ces sœurs arrachées à
la contemplation pour devenir infirmières révélaient
que la guerre était la plus grande artiste de ce temps.
Première cause de mortalité, elle inventait des
raffinements pour ceux qu'elle ne tuait pas. Elle sculptait comme un
génie baroque, enlevant une jambe à celui-ci, deux à
celui-là, un bras, un coude, variant la taille des moignons,
déchirant les visages, ennemie de la symétrie, rendant
une peau rouge, violacée, brûlée, en pâlissant
une autre par l'hémorragie interne, en verdissant une
troisième par la gangrène, ayant horreur du lisse,
préférant l'écorché, le recousu, les
croûtes, les cicatrices, les plaies purulentes qui ne se
referment pas, grande faiseuse d'esquisses, de brouillons, capable de
jeter en une seconde dans le trépas un travail pourtant bien
avancé, fantasque, insoucieuse, injuste, insatiable, sans
limites d'imagination ou d'énergie.
Adolf
H. était tombé amoureux de sœur Lucie. Son regard
s'accrochait à elle, comme le tournesol poursuit le soleil.
Dans la grande salle, sœur Lucie, lumineuse, s'affairait de lit
en lit. Il aimait sœur Lucie parce qu'elle était une
erreur. Dans ce charnier bouillonnant de cris et de souffrances où
la mort sournoise venait continuer son œuvre destructrice, sœur
Lucie restait joyeuse. Une erreur. La joie. Un ange aux enfers. Une
erreur. La joie.
Lorsqu'elle
se penchait sur lui en souriant, il avait l'impression qu'elle
brillait. C'était incroyable. De la lumière ajoutée
à la lumière. Et sa peau, tendue par le sourire,
n'était plus de la peau mais de l'éclat. Adolf était
persuadé que tout contact avec sœur Lucie lui faisait
plus de bien que n'importe quelle piqûre. Il était
décontenancé par une femme de vingt ans qui ne
cherchait pas à plaire mais à qui chacun semblait
plaire. Il en perdait ses repères d'homme de plaisir au point
que lorsqu'il remarqua qu'un duvet ombrait à peine sa lèvre
supérieure, il eut honte de son observation, comme s'il avait
proféré un juron.
Il
avait été opéré. On lui avait retiré
une balle et un éclat d'obus. On craignait des infections
internes, voire des hémorragies. Il n'était pas sauvé.
Loin là.
A
cause des crises de fièvre, il suivait en pointillé
l'activité de l'ancien réfectoire transformé en
dortoir. Il avait malgré tout assez de lucidité pour
comprendre deux rites effrayants : la lettre et la chambre du fond.
Lorsqu'un
blessé était en train de s'éteindre, sœur
Lucie s'approchait de lui et lui disait allègrement :
Ne
croyez-vous pas que ce serait bien d'écrire on petit mot à
votre mère ?
En
général, le blessé ne comprenait pas qu'il
dictait ses dernières paroles, une lettre qui serait ensuite
tachée de
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