Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen

La Part De L'Autre

Titel: La Part De L'Autre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Eric-Emmanuel Schmitt
Vom Netzwerk:
larmes, une lettre qui serait pliée et
dépliée cent fois, cette lettre que sa mère
porterait des années sur elle, comme un objet précieux
pour garder contre ce corps quelque chose de son fils défunt.
Avec l'émotion de penser aux siens, avec l'aide de sœur
Lucie qui lui soufflait avec grâce les mots manquants, le
mourant s'épuisait à cette tâche.
    Quelques
heures plus tard, selon un rite immuable, des infirmières
faisaient rouler son lit hors de la pièce, et, d'après
les légendes qui couraient, l'isolaient dans une chambre au
fond du couloir qu'on avait surnommée le « mouroir »,
pour que l'on n'entendît pas ses cris d'agonisant.
    Dirait-il,
un jour, à sœur Lucie qu'il l'aimait ? Qu'il aimait
comme on aime lorsqu'on est enfant ? Sa présence lui
faisait du bien. Il captait quelque chose du bonheur qu'elle
irradiait. Comment réagirait-elle s'il lui disait : « Je
vous aime » ? Elle trouverait sans doute cela très
naturel et répondrait, sans broncher : « Je vous aime
aussi. » Pourquoi ne vivrait-on pas toujours à ce
niveau-là d'humanité ? Pourquoi fallait descendre si
bas pour rebondir à cette hauteur ?
    Justement,
la sœur Lucie arrivait vers lui.
    Il
allait lui parler. Mais avant qu'il ouvrît même la
bouche, elle demanda d'une voix claire :
    — Vous
ne voudriez pas écrire une petite lettre à votre mère
?

    Hitler
était furieux. On lui avait infligé une permission. Il
avait protesté mais Hugo Gutmann s'était montré
inébranlable.
     Le
règlement est le règlement, estafette Hitler, vous avez
le droit de prendre une permission.
     Je
veux rester au front.
     Vous
avez le devoir de prendre une permission,
     Le
devoir ? A quoi serai-je utile à l'arrière ?
     Mmm...
vous vous referez des forces.
     Je
vais très bien.
     Je
vous trouve un peu maigre... Vous vous referez donc des forces et
vous retrouverez les vôtres...
    Là,
Hugo Gutmann, se rappelant qu'Hitler ne recevait jamais de courrier,
sentit qu'il avait gaffé. Il se ressaisit et affirma d'un ton
péremptoire :
     Vous
remonterez le moral du peuple allemand.
    Hitler
lui prêta subitement attention. Ravi, Gutmann comprit qu'il
avait trouvé le bon argument et se lança dans une
improvisation maladroite.
     A
l'arrière, le peuple fournit aussi un effort de guerre, il
fabrique de la nourriture, des munitions, des armes, il forme de
nouveaux soldats. Il a besoin qu'un vétéran, comme
vous, vienne témoigner que tout cela est utile, vienne
raconter l'héroïsme de nos troupes, vienne rapporter de
vive voix nos... décisives victoires.
    Sur
son élan rhétorique, il avait risqué cette
dernière affirmation, aussi ridicule que fausse, sachant que
si un seul soldat pouvait encore croire que l'Allema gne gagnait
la guerre, c'était l'estafette Hitler.
    Les
yeux écarquillés, les traits tendus, la bouche ou verte, Hitler
approuva goulûment. Il acceptait cette nouvelle mission.
     Bien,
mon adjudant. Je partirai en permission.
     C'est
bon, vous pouvez disposer. Vous prendrez le train de demain.
    Gutmann
vit s'éloigner l'estafette Hitler avec soulagement. Il était
heureux de lui avoir donné son dernier ordre avant plusieurs
semaines.
    De
toute façon, Gutmann était las de donner des ordres.
Donner des ordres, c'était sa manière à lui
d'obéir. Et il était aussi las d'obéir.

    Cher
Bernstein et cher Neumann,
    ou
    Cher
Neumann et cher Bernstein,
    Je
ne sais par lequel de vous deux commencer, moi qui dois finir.
    On
m'a demandé d'écrire à ma mère, ce qui
signifie que je dois avoir plus de quarante de fièvre et très
peu d'heures à vivre. Pas de chance, n'est-ce pas ? Mourir à
vingt-six ans. Et n'avoir même plus de famille à qui
confier mes dernières pensées. Mais cette infortune
devient si banale
aujourd'hui. Je crois même n'avoir pas le droit de me plaindre.
Après tout, je meurs dans un lit propre et blanc avec
au-dessus de moi le beau visage de sœur Lucie. Je ne pourrirai
pas dans la boue, entre deux tranchées ; les vivants ne
verront pas les gaz gonfler mon ventre, ne supporteront pas l'odeur
de ma décomposition, ne seront pas obligés, plusieurs
semaines après ma mort, à la faveur d’u ne récupération
de terrain, de me couvrir de chaux vi ve pour
que je pue un peu moins. Je suis gâté : j'ai une mort
propre, une mort à l’hôpital.
    Mes
amis, j'écris ce petit mot pour vous dire que je vous aime,
que je pars avec la fierté de vous avoir connus, l'orgueil
d'avoir

Weitere Kostenlose Bücher