La Part De L'Autre
rien. Chaque nuit, son corps
réagissait de lui-même aux événements, se
plaquant devant le danger, par réflexe. Adolf le laissait
faire, ce corps, sachant que son esprit ne servirait à rien.
Il n'avait donc plus qu'une doctrine : l'indifférence.
Bernstein
et Neumann partageaient la même philosophie. Ils avaient plongé
dans un océan de fatalisme. Arriverait ce qui arriverait ;
eux n'attendaient plus rien. Cela aurait été à
désespérer si ce n'était pas espérer,
justement, qui donnait de la douleur. Ce désespoir froid,
souple, adapté, était seul secourable.
Raté.
Dommage.
La
veille, Adolf s'était pour la première fois opposé
à Bernstein et Neumann. Et cela, un instant, lui avait paru
plus grave que le reste de la guerre.
Lors
d'une attaque de boyau, Adolf avait fait un Prisonnier. Son premier
prisonnier. Le garçon de dix-neuf ans était tombé
à genoux devant lui et, bien qu’Adolf ne comprît
pas le français, il avait saisi que l'ennemi implorait sa
grâce. Adolf avait eu le choix ; il aurait pu l'exécuter.
Mais il y a une grande différence entre tirer des ombres au
loin et abattre un homme à bout portant dont les yeux vous
implorent, dont l'haleine vivante vient toucher la vôtre. Adolf
avait capitulé. Un autre soldat aurait sans doute agi comme
lui, mais pour une autre raison : chaque prisonnier rapportait une
prime de capture. Adolf l'avait épargné parce que
l'artilleur n'était plus un danger pour lui et que là
s'arrêtait son code de combattant.
Lorsqu'il
ramena le prisonnier, tous les soldats se mirent à l'insulter,
à lui cracher dessus, à déverser sur un visage
enfin identifié leur haine de l'ennemi. Toutes les
caractéristiques de ce garçon étaient
persiflées, tournées en ridicule, rendues grotesques.
En quelques minutes, de normal et banal qu'il était, il devint
monstrueux aux yeux de tous.
Neumann
et Bernstein arrivèrent et ajoutèrent leurs voix au
concert de sarcasmes.
Vous
avez vu sa bouche ? Petite. Cruelle. Ce serait la bouche d'un
serpent si les serpents avaient une bouche.
Et
le pantalon ? Bien rouge, bien repassé par maman. Elle va
être triste, maman, d'apprendre que son petit chéri est
devenu prisonnier des méchants Boches.
Pas
vous ! Non ! Je vous en supplie : pas vous.
Adolf
s'était interposé, outré, les jambes écartées,
comme pour barrer tout accès à son prisonnier.
Non
pas toi, Bernstein. Pas toi, Neumann; D'abord, vous pouvez lui
parler français puisque vous le savez.
Je
ne sais plus le français. J'ai oublié le français
dès le 28 juillet 1914.
Adolf
était horrifié. La guerre lui prenait ses amis encore
vivants.
Il
alla confier son prisonnier à l'officier qui les parquait. A
la sortie du baraquement, Bernstein et Neumann l'attendaient pour se
justifier.
Adolf,
nous sommes là depuis un peu plus longtemps que toi, et,
crois-nous, nous avons compris un peu plus de choses que toi.
La
haine et la mauvaise foi sont nécessaires.
Il
faut devenir grégaire Adolf, adopter les lois du troupeau,
devenir con, sinon tu deviens fou ou tu désertes.
Nous
aussi nous avons besoin de pensées bien basses, bien fausses,
bien vulgaires. Sinon...
Désolé,
répondit Adolf. Je ne veux pas accepter que la guerre vous
change à ce point.
Bernstein
et Neumann baissèrent la tête, piteux, leur silence
embarrassé témoignait qu'ils donnaient raison à
Adolf. Mais de là à l'avouer...
Cette
nuit, les trois amis reprenaient le combat avec, entre eux, ce petit
déchirement qui les rendait moins soudés.
Une
poutre vient de céder derrière eux aux pressions
répétées des obus. Le tir se concentre sur eux.
Il faut évacuer le boyau.
Ils
sautent dans une galerie adjacente.
Bloquée
aussi.
Ils
sortent des tranchées et courent.
Une
explosion. Un flamboiement. Un sifflement.
Adolf,
en une fraction de seconde, entrevoit un éclat qui plane vers
lui. Il éprouve une douleur intense dans l 'estomac.
Il n'ose pas y croire. Il a senti un choc d'une telle brutalité
qu'il pense être coupé en deux. Il continue à
courir. Il y arrive. Il n'ose pas se servir de ses mains pour toucher
son estomac. Il a trop peur. Il court encore. Il a le courage de
porter ses mains sur lui. La veste rêche est trempée. Il
sent du sang couler entre ses doigts. Il doit admettre qu'il est
blessé.
A
cet instant une balle l'atteint dans les côtes
Curieusement,
il a le temps de voir, avec précision, une touffe de drap vert
s'envoler.
Un
éclair l'éblouit et le prive
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