La Part De L'Autre
croûtes « qui ne valent
pas une esquisse de Bernstein ». L’autre jour, j'ai
dû le maîtriser alors qu'il entreprenait de tuer aux
poings un collectionneur qui avait eu le malheur d'avouer qu'il
ignorait qui était Bernstein. Lui-même étonné
de s'être laissé aller à un tel accès de
violence, il a convenu avec moi qu'il ne pouvait continuer ainsi.
Depuis lors, il m'a donné l'impression de s'être calmé
jusqu'à ce que je découvre que, de cette agressivité,
il avait fait un tout autre usage et que... mais cela, je vous le
raconterai ensuite.
Il
m'est arrivé une chose étrange. J'ai vécu une
nuit aussi extraordinaire que celle passée avec vous dans la
petite chambre des agonisants.
Revenu
à l'atelier, j'ai constaté que ma main, mon œil,
mon esprit, et je ne sais quoi encore, s'étaient rouillés.
Comme un pianiste qui revient de vacances, j’ai fait des gammes
: croquis rapides, natures mortes, copies de maîtres. J'ai
gâché du papier et de la toile pour retrouver ma
technique. Au fond, j'étais assez heureux d'effectuer tous ces
travaux qui avaient la poubelle comme destination car cela m'évitait
de songer aux deux problèmes majeurs du peintre : le style et
le sujet.
Ainsi
que je vous l'avais expliqué, sœur Lucie, je suis un
peintre qui a beaucoup de talent et pas du tout de génie. Je
manque de singularité. C'était le problème sur
lequel je butais à l'orée de la guerre : j'avais
développé une grande habileté technique tout en
ne sachant absolument pas quoi en faire. Un multimilliardaire qui
n'aurait aucun désir d'acheter. Un dictionnaire de huit mille
pages qui n'aurait rien à dire.
Certes, j'exprimais parfois des sentiments dans mes toiles, mais des
sentiments conventionnels sous une forme conventionnelle.
Une
nuit, découragé par ma stérile virtuosité,
je me
laissai aller à faire n'importe quoi. Je crayonnai au hasard,
accrochant des éléments incongrus les uns aux autres,
ainsi que notre imagination le fait pendant nos rêves. Il y
avait de l'amusement à faire cela, et de la rage aussi, rage
de rompre avec la perfection académique. Je dessinai une bonne
sœur — peut-être était-ce vous, sœur
Lucie — qui volait au milieu d'un nuage de mouettes. Les
mouettes blanches en triangle attaquaient une escadrille parallèle
d'obus noirs et menaçants. Dessous, il y avait une grande
plage champagne à marée basse. Dans le ciel, je mis les
étoiles de mer et, dans le sable, les étoiles du ciel
J'ajoutai quelques rochers sur la grève, des rochers doux et
huileux dont certains, sous mon trait, se transformèrent en
femmes nues, lascives, offertes, d'autres en couples faisant l'amour.
Je ne comprenais rien à ce que je faisais, mais je jubilais
comme un gosse qui réalise une mauvaise farce. Puis, des
pierres, je fis sortir de minuscules phoques, des bébés
phoques aux grands yeux expressifs, petits êtres blancs, ronds
et émouvants que je ne peux pas définir autrement que
par « mignons ». Sitôt que j'eus affublé
le dernier du dernier poil de sa moustache, j'éprouvai le
besoin de les assassiner. Oui, vous m'entendez bien, ma sœur,
je pris mes couleurs et je me mis à trouer de blessures rouges
ce que j'avais mis tant de temps à parfaire ; j'ajoutai
même des flaques de sang. Ensuite, je peignis une immense
girafe. Ne me demandez pas pourquoi, je serais bien incapable de vous
répondre ; disons que le tableau avait besoin d'un
élément vertical et que la girafe vint jouer cet
office, d'ailleurs je ne la finis pas ; à la place de ses
pattes, je dessinai la base de la tour Eiffel. Je sentis le besoin de
remplir le haut droit de
ma toile et, au lieu d'un astre, je composai un soleil horloge, une
création monstrueuse et hybride qui chauffait et indiquait le
temps à l'aide de multiples cylindres, vis, poulies, roues
dentées, un mécanisme
dont la construction m'absorba comme si elle était vitale.
Je
réalisai tout cela avec les pinceaux les plus fins, un soin
maniaque, celui qu'on met à l'exécution d'un sale tour.
Enfin, je nommai le tableau : Encore
un verre ? ou le bruit qui me rendit insomniaque. Sur
le moment, mon titre me fit tellement
rire par sa cocasserie imbécile que je décidai de
l'intégrer dans le tableau et que je l'inscrivis en majuscules
au bas de la toile. Epuisé mais satisfait, je n'eus même
pas la force de monter me coucher, je m'endormis sur la banquette qui
autrefois servait aux modèles.
En
me réveillant, j'aperçus Neumann
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