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La Part De L'Autre

Titel: La Part De L'Autre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Eric-Emmanuel Schmitt
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qui examinait la toile
dans la lumière du jour. La honte me tomba dessus et je fis
semblant de dormir encore. Mais Neumann ne partait pas. Il restait en
face du tableau, il l'examinait, il l’étudiait.
Je
sais, c'est ridicule ! lui lançai-je de loin.
    Il
ne répondit pas.
Ça
m'a pris comme ça, me justifiai-je. J'ai fait ça sans
réfléchir, pour me soulager. Ça partira à
la poubelle, comme tout le reste. Neumann, pose ce tableau et arrête
de te foutre de moi.
Sais-tu
que c'est excellent ?
    Je
vous passe, chère sœur Lucie, l'engueulade que nous
avons eue alors. Nous nous sommes crié dessus pendant
plusieurs heures car je n'arrivais pas à admettre qu'il prît
au sérieux une pochade exécutée lors d'une nuit
de désœuvrement ; je ne supportais pas non plus qu'il
admirât ce qui ne m'avait rien coûté et que, par
là, il méprisât tous les efforts dont j'étais
parfois si fier. Lui, de son côté, s'indignait de mon
aveuglement.
Crétin,
tu viens de faire ta première œuvre originale et tu
refuses de t'en rendre compte. Tu viens de réaliser une
peinture freudienne, une œuvre qui laisse s'exprimer
l'inconscient, qui fonctionne par associations
libres et qui exprime de façon moderne tes sentiments. Tout
est réussi : le contraste entre la facture —
académique, voire « pompier » —
et la poésie sauvage, excentrique ; le rapport du titre au
tableau, le...
Mais
ce titre ne veut rien dire !
Qu'est-ce
que tu racontes ? Encore
un verre ? ou le bruit qui m'a rendu insomniaque est
bien évidemment le récit de ta guerre. Tu as combattu
en Champagne, d'où le verre et la couleur de la plage... Et
le bruit qui t'a rendu insomniaque,
c'est celui des obus. Ton tableau décrit l'horreur que
t'inspire la guerre.
    C'était
incroyable. Il expliquait tout alors que j'étais persuadé
d'avoir répondu à des pulsions incohérentes. Il
commentait la montre industrielle qui mange le temps des hommes, la
girafe tour Eiffel qui témoignait de mon attirance profonde
pour la France, le combat égal du Bien et du Mal dans
l'affrontement des oiseaux et des obus, etc. Je me taisais au fur et
à mesure qu'il m'éclairait sur ce que j'avais fait.
    Il
conclut ainsi :
Jusqu'ici,
tu n'as pas été fichu d'être un peintre parce
que tu croyais qu'il fallait tout maîtriser. Cette nuit, tu es
devenu un peintre parce que, pour la première fois, tu t'es
laissé aller. Tu as eu le sentiment d'être incohérent
alors que tu exprimais un sens qui te dépassait. Pour moi, le
peintre Adolf H. est né cette nuit.
    Ebranlé,
je cessai de protester et je me décidai à retenter
l'aventure. Au bout de quelques semaines, j’ai bien été
obligé de reconnaître que Neumann avait raison. J'avais,
sans m'en rendre compte et presque par mégarde, enfin trouvé
ma voie.
    Cette
nuit-là m'a donc ramené à l'autre. La nôtre,
sœur Lucie. Dans les deux cas, la nuit de guérison, la
nuit de création, j'ai été incapable de
comprendre ce qui arrivait. Chaque fois que quelque chose d’important
passe par moi, il faut que les autres —vous ou Neumann —
me nomment ce qui m'arrive. Plus je suis gâté, plus je
suis ingrat. Je n'arrive pas l’admettre facilement que Dieu
existe ou que l’inspiration me vient. Il est vrai que tout
n'est qu'interprétation et que nous sommes libres de décider
si une nuit a été mystique ou médicale, inspirée
ou délirante. Cependant, puisque Neumann
m'a convaincu quant à 0peinture, j'ai décidé,
chère sœur Lucie, que je me laisserai donc convaincre
par vous quant à ma foi. J'admets la part de l'autre dans la
constitution de mon destin. Je vous écouterai, vous et
Neumann. Pour l'heure, ce n'est qu'une volonté, donc chose
fragile, mais, comme vous le dites dans votre
dernière lettre, la graine finit bien par produire un fruit.
    Est-ce
la joie de devenir enfin le peintre que j'avais toujours rêvé
d'être ? Je me suis enfermé dans mon travail sans plus
prêter attention à ce qui m'entourait. Une tragédie
se nouait autour de Neumann que je pouvais encore arrêter et
que, indifférent, je ne voyais même pas. Il a fallu
que... Mais reprenons ce récit dans l'ordre.
    Tous
les signes m'avaient pourtant été donnés, que
j'aurais dû interpréter, lier, afin d'empêcher
l’inéluctable. Neumann traversait, lui aussi, une
période difficile sur le plan artistique. A la différence
de moi, il fourmillait d'idées mais peinait à les
réaliser. Il était éteint du vice théorique
: son énergie

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