La Part De L'Autre
tartuferie ! Quel piège ! La véritable éducation
doit être celle de la force et de la volonté ! Ah,
colonel Repington, tu as beau être un officier anglais, tu
n'avais pas tort lorsque tu déclarais dans les journaux : «
Sur trois Allemands, il y
a un traître. » Tu as raison. Un traître et deux
imbéciles. Un Juif et deux naïfs abusés, roulés
dans la farine, badigeonnés jusqu'au museau de culture juive.
Mais, désormais, je suis là. J'ai foi en moi. Je
montrerai le chemin. Je braquerai ma torche sur les tranchées
qui grouillent de rats, je montrerai le réseau souterrain qui
nous engloutira si nous ne réagissons pas. Après tout,
cette défaite sera une bonne chose pour l'Allemagne. Une vraie
crise qui mettra au jour le virus jusque-là invisible. Pardon,
Nietzsche ! Pardon, Wagner ! Pardon, Schopenhauer ! Vous m'aviez déjà
dit cent fois ce que je reçois ce soir comme une révélation.
Une illumination. Les médecins ont beau nous prévenir,
on se méfie plus de la peste que de la tuberculose. Car la
peste est spectaculaire, ravageuse, rapide, alors que la tuberculose
est silencieuse et chronique. Du coup, l'homme domine la peste alors
que la tuberculose le domine. Il nous fallait cette catastrophe.
Maintenant les microbes sont démasqués. Il faut
organiser la guérison. Je serai le médecin de
l'Allemagne. J'éradiquerai la race juive. Je les dénoncerai,
les empêcherai de se reproduire et les évacuerai
ailleurs. Qu'ils aillent salir ce qui n'est pas allemand. Je ne
faillirai pas. J'ai confiance en ma mission. Ce soir, je dis adieu à
la tiédeur. La tiédeur, la modération, ce sont
des ruses juives. Je serai systématique, énorme et sans
nuances. Regardons l'univers : est-ce qu'il y a de la place pour
l'esprit critique ? Non. Tout est régi par la force. La Lune
tourne autour de la Terre parce que la Terre est la plus forte. La
Terre tourne autour du Soleil parce que le Soleil est le plus fort.
L'attraction, c'est le règne de la force. L'homme ne peut se
retrancher de l'univers. J'avancerai droit et sans faillir. J'ai
compris ma mission.
A
huit heures, le docteur Forster entra dans la chambre, tira les
rideaux et réveilla l'endormi. Hitler ouvrit les yeux. Il
suivit les rayons du soleil qui coulaient de la lucarne au lit. Il
sourit au docteur Forster. Il voyait.
Le
médecin sortit, s'appuya sur le mur du couloir, dégaina
son petit carnet secret et inscrivit avec satisfaction ces trois
petits mots : « Adolf Hitler : guéri. ».
Chère
Lucie,
Comment
aurais-je pu imaginer que ce retour à la paix serait si
décevant ? Durant quatre ans, sous le feu des tranchées,
à l'hôpital auprès de vous, j'ai retendu mon
énergie en songeant à l'après.
L'après qui
succéderait à toutes ces horreurs , l'après qui
justifierait que nous ayons tenu envers et contre tout. L'après est
arrivé. Il est creux. Il est vide. Il est douloureux.
Après
avoir enterré Bernstein, nous sommes revenus à Vienne,
Neumann et moi. Ce fut insupportable, nous avions le sentiment d'être
cloués encore vivants dans nos souvenirs. Bernstein était
partout, à l'atelier que nous avions récupéré,
dans ses tableaux que nous avons pu de nouveau admirer, dans les
cafés où nous allions ensemble, à l'Académie
des beaux-arts qui nous a demandé de prononcer l'éloge
de notre « valeureux camarade mort au combat », comme si
nous avions envie de célébrer le soldat Bernstein...
Nous avons retrouvé notre monde mais c'est une restitution
faussée. Tout nous blesse dans la Vienne de 1919 : sa
splendeur — comme si elle n'avait pas été
affectée par la guerre —, sa nouvelle jeunesse —
je viens
de réaliser que j'ai trente ans —, sa xénophobie
accentuée qui peut faire craindre d'autres guerres, ses
perpétuelles discussions intellectuelles auxquelles je n'ai
plus la force de m'intéresser après quatre ans de
barbarie.
Neumann
m'a inquiété dès le décès de
Bernstein. La perte
de notre ami lui a fait tant de mal que ses nerfs, ébranlés,
incapables de supporter un tel choc, ont transformé le chagrin
en haine. Il a d'abord vitupéré contre la guerre, le
commandement, les docteurs impuissants. De retour
ici, il a tourné sa haine contre ceux
de l'arrière, les planqués, les profiteurs, ceux qui
avaient eu le culot de travailler et de prospérer pendant que
Bernstein était transformé en chair à canon.
Lorsque nous allons dans les ateliers et chez les marchands, il n'a
que des mots durs contre ces
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