La passagère du France
confitures maison de toutes sortes, la vie sur le France en ce matin de février 1962, c’était le paradis. Les serveurs passaient et repassaient avec aisance entre les tables, offrant généreusement ces mets frais et exquis. Sophie rejoignit Béatrice, qui était arrivée avant elle. À la table, il y avait aussi le photographe et trois autres confrères.
— Qui c’était, cette fille ? dit Béatrice. Vous m’avez réveillée tout à l’heure en parlant. Qu’est-ce qu’elle voulait ?
Sophie n’avait aucune envie de raconter cette histoire qu’elle jugeait sans queue ni tête, de plus elle avait fait la promesse à Chantal de se taire.
— Une serveuse.
— Oui, et alors, qu’est-ce qu’elle voulait ?
— Rien, c’était pour me parler des boissons du soir.
— Tout ce temps pour des boissons ! Et où étais-tu passée ?
Mais l’Académicien s’avançait, évitant à Sophie d’avoir à répondre. Elle s’empressa de le saluer et de lui faire une place.
— Permettez, dit l’Académicien fraîchement rasé et tout heureux de l’accueil en s’installant entre les deux jeunes femmes.
— Les meilleures places sont toujours pour vous, nota avec ironie le photographe qui avait encore ses lunettes noires sur le nez.
L’Académicien fit mine de fouiller à travers l’opacité des verres de son interlocuteur.
— Comment fait-on pour vous parler droit dans les yeux ? questionna-t-il, moqueur à son tour, ragaillardi par cette belle matinée et cette charmante compagnie.
Le photographe, légèrement avachi sur son siège, les jambes nonchalamment allongées sur le côté de la table, ne parut pas le moins du monde ému par la question.
— Pourquoi, fit-il en soulevant ses lunettes. Vous aviez l’intention de me parler d’homme à homme ?
— Oh, oh !... fit l’Académicien en se penchant vers lui, je vois là des cernes qui en disent long sur votre vie nocturne.
Le photographe laissa retomber ses lunettes sur son nez.
— Tout le monde n’a pas votre âge, dit-il en posant ostensiblement sa main sur le genou de Béatrice. Moi la nuit, contrairement à vous, j’ai encore des choses à faire.
Surprise de ce geste ambigu et très contrariée, Béatrice repoussa vivement la main du photographe. Elle allait dire un mot pour dissiper l’allusion, quand elle fut interrompue par l’autre journaliste. Rédacteur au même journal que le photographe, il trouvait que ce dernier se relâchait et il se dit qu’il était temps de le remettre sur les rails. Le travail n’attendait pas.
— Tiens, tiens ! Tu as autre chose à faire ? Et quoi ?
— Ben... profiter des bonnes occasions, par exemple ! fit l’autre en clignant de l’oeil plein de sous-entendus.
— Si tu veux mon avis, reprit l’autre, tu aurais mieux fait d’être au bon endroit au bon moment pour photographier un événement qui s’est produit sur le bateau pendant la nuit.
Le photographe se redressa sur sa chaise. Aurait-il raté quelque chose ? Il replia ses jambes, enleva ses lunettes, et posa ses deux coudes sur la table face au journaliste. Quand on parlait travail, il était immédiatement sur le pied de guerre.
— Qu’est-ce qu’il y a eu cette nuit ?
— Tu as raté une photo, dit l’autre en prenant volontairement un air grave.
Sophie dressa l’oreille. Allaient-ils parler de l’accident, du malade en sang et des deux amis de la serveuse ? L’affaire serait-elle déjà ébruitée ?
Le photographe ne riait plus du tout. Envoyé d’un grand hebdomadaire sur le France, il avait pour mission de ne passer à côté de rien, il devait être à la pointe de l’information. Il eut un coup au coeur.
— Mais dis-moi ce qui s’est passé, bon sang ! Et Max ? Il y était ?
Max était sa bête noire, dans le milieu on le surnommait le paparazzi, dernier qualificatif à la mode à cause d’un personnage de La Dolce Vita. Ce personnage était un photographe qui attendait les stars en Vespa à la sortie des palaces et qui fonctionnait comme un chasseur. Ses photos faisaient fureur dans les magazines. Comme lui, Max était toujours informé avant tout le monde grâce à ses multiples réseaux dans les palaces de la capitale. Il ne reculait devant rien et n’hésitait pas à ouvrir les portes pour surprendre les idylles naissantes ou occasionnelles. Depuis quelque temps, des jeunes arrivaient sur le marché et, comme lui, ils traquaient les vedettes de la chanson et du
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