La passagère du France
cinéma à toutes les heures du jour et de la nuit. Ça se vendait bien. Mieux que la bonne vieille info. La profession changeait et ces photos prises sur le vif déferlaient en masse sur les bureaux des rédactions. Brigitte Bardot en bikini à Saint-Tropez avec un nouveau fiancé, Claudia Cardinale sortant en catimini du Plaza Athénée, on voulait de plus en plus de « sensationnel ». Plus question de se contenter des grands coups prévus à l’avance, il fallait être sur le qui-vive jour et nuit, traquer la star. Pas une minute de répit. L’idée que son concurrent ait pu faire une photo sensationnelle si vite sur le France tétanisait le photographe. Sa carrière était en jeu.
Sophie ne perdait pas un mot de la conversation mais se gardait bien d’intervenir. De quoi parlaient-ils et que savaient-ils exactement ?
— Dis-moi, c’est une histoire d’amour ! rugit le photographe, sûr d’avoir trouvé. Qui c’était ? Juliette Gréco ?
— Je ne dirai rien...
— Michèle Morgan ?
— Pas un mot de plus.
— Pitié, arrête de me balader, mets-moi sur une piste ! geignit le photographe.
— Laisse tomber, idiot, coupa le journaliste, agacé, ça n’a rien à voir avec une aventure. Cette nuit, un passager a été hospitalisé sur le navire de toute urgence. Il était dans un sale état pour soi-disant une crise d’épilepsie. En fait, il a fait une crise cardiaque.
— Un malade ! Pfff, on s’en fout, répliqua le photographe soudain très soulagé. À la rédaction ils veulent du beau, du qui fait rêver. Un couple et un baiser dans la nuit en plein vent à la proue du France, je fais la photo et elle est à la une. Mais un type allongé sur un lit d’hôpital, c’est glauque, même en dernière page, personne n’en voudra. Un malade, c’est pas un scoop, c’est tout au plus un emmerdement. Point final.
— Max a fait la photo.
Le photographe sursauta. Si le paparazzi avait fait la photo c’est qu’il se passait quelque chose d’autre. Mais quoi ?
— Et pourquoi il a fait une photo, ce con ?
— Justement parce qu’il est moins con que toi. Enlève tes lunettes et réfléchis deux minutes. Une opération en pleine mer. La consultation médicale s’est faite à plus de quatre mille kilomètres de distance, au coeur de l’océan. Ça te parle ?
— Ben...
— Ça devrait, pourtant. Parce que ça ne se fait pas comme ça. C’est grâce à la technologie très performante du France que le malade a pu être sauvé. En moins de trois quarts d’heure, le médecin de bord a pris un électrocardiogramme avec les installations de bélinographie. Il l’a collé sur un carton, cinématographié, réduit, et envoyé à Paris. Ça s’appelle une première médicale ! Et toi tu demandes pourquoi Max a fait la photo du type ?
— Ben...
— C’est un miraculé, ce mec. Sauvé par la technique ! Allez, grouille-toi. J’ai déjà écrit l’article et le type est toujours à l’hosto. Tu as du bol !
Le photographe fila sans demander son reste. Il fallait à tout prix l’image du « miraculé ».
Soucieux de passer à des sujets plus distrayants, l’Académicien se tourna vers Sophie et Béatrice et demanda d’un ton léger :
— Et vous, mesdemoiselles, de quels événements mondains plus gais allez-vous nous entretenir ? Je suis sûr que votre oeil féminin aura saisi ça et là quelques bonnes anecdotes ?
— Moi, à votre place, intervint le journaliste avant qu’elles n’aient eu le temps d’ouvrir la bouche, je ferais un papier sur les robes de soirée. Au prix des tissus, hier soir elles étaient incomparables. Quel luxe ! Assorties au prix du caviar.
— Et les bijoux ! Vous oubliez les bijoux ? s’empressa d’ajouter le voisin de Sophie qui signait dans un journal économique et venait profiter et se moquer aux frais de la princesse, manière d’avoir la conscience tranquille. Moi, j’ai été ébloui par les pierres précieuses que portaient ces dames, et j’en ai conclu que les affaires de ces messieurs étaient au zénith. Faites un papier sur les bijoux, les filles, ça vaut le coup. Ça pèse lourd, et ça en dit long !
L’occasion pour Sophie était trop belle de leur en faire rabattre. Ils avaient l’air si sûrs d’eux qu’elle faillit dire : « J’y étais cette nuit, j’ai assisté à tout l’accident depuis le début. On a autre chose à faire que parler des bijoux et des robes ! » Non mais !
Weitere Kostenlose Bücher