La passagère du France
entraîner les autres à reprendre avec lui :
— Pour Sophie ! du Champagne ! pour Sophie ! du Champagne ! pour Sophie ! du Champagne ! pour Sophie !...
S’ils critiquaient les excès de leur collègue, les autres les encourageaient la plupart du temps, pour la raison simple qu’ils les trouvaient distrayants. Ravis de l’occasion, ils reprirent en choeur avec lui tout en tapant du pied.
— Pour Sophie ! du Champagne ! pour Sophie ! du Champagne ! pour Sophie !...
Elle se retrouva piégée, dans la désagréable alternative de refuser net, en passant pour une orgueilleuse qui ne sait pas s’amuser et en se mettant à dos toute la petite confrérie, ou d’accepter, en risquant de se voir entraînée après une coupe, à en boire une deuxième, puis une troisième... Or, Sophie ne buvait jamais d’alcool, car elle n’en aimait ni le goût ni les effets. Une seule coupe, et sa tête tournait, le rouge montait à ses joues cramoisies pour ne plus les quitter qu’après de longues heures. Ce dont elle avait horreur. Mais que faire ? Ils étaient là à crier comme des idiots, heureux d’avoir trouvé une victime. Elle devait boire sa coupe, ils n’en démordraient pas.
C’est alors qu’intervint le barman. Jamais Sophie ne dirait assez tout le bien qu’elle pensait des professionnels de talent, en quelque endroit qu’ils se trouvent. Et celui-là était hors pair. Prendre un verre au bar de l’Atlantique sur le France, ce n’était pas boire comme dans n’importe quel troquet où l’on vous laisse faire n’importe quoi pourvu que vous payiez l’addition. Bien sûr il fallait que la fête ait lieu, bien sûr il fallait accepter quelques arrangements avec les clients car il fallait remplir les caisses, mais ça ne devait en aucun cas se faire au détriment d’une règle incontournable : tenue et savoir-vivre.
— Puis-je vous aider, monsieur ? demanda-t-il très poliment au photographe. Je crois savoir ce qu’il faudrait à Mademoiselle. Un zeste de jus d’orange comme elle le souhaite, et un zeste de Champagne offert par vous si gentiment qu’elle ne peut vous le refuser.
Et, sans attendre de réponse, sous les yeux médusés et interrogatifs du photographe qui se demandait s’il n’était pas en train de se faire avoir, il servit dans une coupe le jus d’une orange et, se saisissant de la bouteille de Champagne, il en versa une larme légère sur le jus fraîchement pressé. Puis, après avoir questionné pour la forme le photographe qui ne put qu’accepter la permission de la servir, il tendit la coupe à Sophie.
— Ouf, se dit-elle, sauvée !
Et sans laisser le temps à quiconque de dire quoi que ce soit, le barman enchaîna. Il remplit les coupes des uns et des autres tout en les interpellant pour les leur distribuer rapidement. Il se mit à vanter les mérites du Champagne, pressant les uns et les autres de questions. Chacun se mit à donner son avis et il ne fut bientôt plus question de Sophie. Elle lui adressa un grand sourire empreint de gratitude.
Pendant ce temps, le bar s’était considérablement rempli. Les femmes qui étaient allées changer leurs robes de cocktail en robes du soir et les couples qui s’étaient attardés à table étaient arrivés. On pouvait à peine bouger. Face à l’invasion de ces nouveaux arrivants auxquels se mêlaient des passagers de la classe touriste introduits par ceux qui adoraient transgresser les codes, le petit groupe s’était plus ou moins dissous. Mais le photographe n’avait pas digéré l’épisode du bar parce que l’autre ne le lâchait pas, son pari tenait toujours. Or il n’avait aucune envie ni de perdre la face ni de perdre cinq mille francs, somme astronomique pour sa bourse et il se maudissait d’avoir parié bêtement sur cette Sophie. Comme l’avait averti son ami, elle se révélait inabordable. Il avait fait diverses tentatives dans la soirée, mais en vain. Alors, poussé par son parieur qui le titillait sur son échec, il décida de tenter le tout pour le tout et annonça qu’il allait refaire le coup de la bouteille « à la russe ». Comme il avait déjà bu pas mal de coupes et qu’il était de plus en plus excité, l’ami, bien que fort éméché lui aussi, tenta de le dissuader.
— Mais tu es malade, ou quoi ? fit-il, effrayé. On ne va pas casser des verres dans ce bar.
— On ira sur la terrasse, comme hier soir.
— Impossible, dit un autre, tu as vu la pluie qui
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