La passagère du France
laissé convaincre, mais, cette fois, Béatrice s’était juré de ne pas boire. L’expérience de la première soirée l’avait refroidie.
Elles arrivèrent parmi les premiers. Sophie put apprécier l’élégance moderne du lieu. Avec ses cloisons en panneaux de vachette noire rivetés or, ses dalles de verre multicolores et ses chauffeuses de rilsan jaune, avec ses bouteilles d’alcool doré derrière le bar, ses bouquets d’oeillets sur des tables basses aux piètements laqués et aux plateaux de formica ivoire ou orangé, le bar de l’Atlantique était d’un luxe intime et sensuel. Elles s’installèrent sur de hauts tabourets aux lignes géométriques et aux sièges gainés de cuir orange. Le photographe s’empressa. Mais alors qu’il tentait de tirer son siège pour se rapprocher d’elles, il s’aperçut qu’il était impossible de le déplacer. Son piètement d’acier était rattaché au comptoir du bar.
— Zut de zut ! fit-il, contrarié. Qu’est-ce que c’est ce que ces tabourets ! Si on ne peut même pas les tirer pour se rapprocher des belles filles, alors à quoi ils servent ?
Il se croyait réellement irrésistible. Or, après la façon dont il s’était comporté avec Béatrice, Sophie n’avait qu’une envie : le remettre à sa place. Elle saisit l’occasion.
— Vous vous demandez à quoi ça sert que ces tabourets soient accrochés ? dit-elle d’un ton impertinent. Mais tout simplement à éviter de se retrouver collées à des individus qu’on ne souhaite pas forcément avoir trop près de soi.
Cette pique agaça le photographe au plus haut point, d’autant qu’il souhaitait s’approcher de Béatrice et non pas de cette Sophie qu’il jugeait peu abordable et un brin pimbêche avec ses airs de moraliste qui ne boit pas, ne fume pas et ne participe pas aux fêtes au champagne. Lui, il aimait la fête et les filles qui ne voient pas d’inconvénient à passer de bons moments. Sa philosophie sur ce point était des plus simples. Il fallait commencer par boire une fois, deux fois, trois fois et bien au-delà. Il avait bien noté que même les jeunes femmes les plus réticentes devenaient plus sensibles à son bagout après avoir ingurgité nombre de flûtes de champagne. Il appartenait à la catégorie des séducteurs qui ne supportent pas de se voir repoussés, et chez qui la moindre réticence peut entraîner une violente fureur de vaincre.
— Tu vas voir celle-là comme je vais te la faire plier, dit-il à voix basse en se retournant vers l’ami installé sur sa gauche.
— N’essaie même pas, on la connaît et tu n’es pas son genre. Tu vas te démener pour rien, tu ne l’auras pas.
Il n’en fallait pas plus pour faire monter le photographe sur ses grands chevaux. Il mettrait cette Sophie dès ce soir dans son lit. Non, mais !
— On parie ? dit-il d’un ton assuré.
— OK, dit l’autre. Combien ?
— Cinq cents francs.
— Cinq cents francs c’est ridicule, aucun intérêt. Si on parie, on parie gros. Moi je mise un zéro de plus.
— Quoi ? Cinq mille ! Tu es malade, ou quoi ?
— Tu es sûr de toi ou tu as peur de perdre ? Piqué, le photographe accepta. Il était incapable de laisser planer le moindre soupçon qui aurait porté atteinte à sa réputation de séducteur. Dans ce petit monde de professionnels qui se retrouvaient très souvent ensemble sur les mêmes reportages, il avait réussi à se créer ce rôle qui lui donnait une existence réelle, mais qui l’épuisait, car il fallait sans cesse l’alimenter. Quand ses alter ego parlaient filles, ils s’adressaient à lui. Il avait le don de créer une ambiance propice aux rapprochements. Ce qui, pour dire la vérité, n’allait pas bien loin et se limitait en général à commander des bouteilles, à les boire et à les faire boire.
— Champagne ! Et des verres pour tous, surtout pour ces demoiselles qui en ont grand besoin, commanda-t-il en lançant un clin d’oeil à son collègue émoustillé.
Pas dupe une seule seconde de ce qui allait s’annoncer, Sophie fit semblant de ne pas avoir entendu et commanda une orange pressée.
— Du jus d’orange ! hurla-t-il, hors de lui. Quelle hérésie ! Mais c’est une offense au bon goût, comment osez-vous ! (Et, s’adressant au barman :) Si vous servez à Mademoiselle un jus d’orange, je vous préviens, je fais un scandale.
Et il se mit à scander en levant les bras et frappant dans ses mains pour
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