La passagère du France
tu veux, s’énerva-t-elle à son tour. C’est ton droit, mais avant tu m’aides à retrouver Chantal.
— Et pourquoi tu aurais besoin de moi ? Ça ne doit pas être bien compliqué.
— Pas compliqué ? Après la scène que tu viens de faire on a peu de chances d’obtenir une information, et si cette femme ne nous dit pas où elle est, où veux-tu chercher ? Il y a mille employés sur ce paquebot. Je ne vais pas poireauter ici, et je ne vais quand même pas faire le tour des ponts et des services ?
— Vous cherchez quelqu’un ?
Sophie se retourna. Chantal se tenait juste derrière elle, une pleine panière de linge sale appuyée contre sa hanche.
— Ah, c’est vous ! Quelle chance ! s’écria Sophie avec un large sourire qui en disait long sur son soulagement.
— Quelle chance ? s’étonna Chantal, qui ne voyait pas la raison d’un accueil aussi enthousiaste.
Oui, expliqua Sophie. Je voudrais vous parler.
40
L’officier avait sillonné tout le paquebot de long en large sans apercevoir Sophie. Après avoir quitté le commissaire, il avait parcouru tous les ponts puis était allé du côté du fumoir, à la piscine, à la bibliothèque, il avait cherché dans la foule de ceux qui assistaient à la projection du film, il était allé voir du côté des boutiques puis au salon d’écriture, il était passé et repassé devant la baie vitrée du salon Provence, et il était même allé jusqu’à la chapelle, à la salle de jeu des enfants et tout en haut du navire près des grandes cheminées, là où se trouve le chenil. On ne sait jamais. Elle a peut-être un chien, se disait-il, bien que sceptique. Hélas ! Alors, en toute fin, il était allé au petit salon, là où il l’avait vue la première fois. En s’approchant très près et en tendant l’oreille, il avait entendu un homme qui parlait à voix très basse, puis plus rien. Il en avait conclu que le salon, prévu pour des réunions privées, devait être occupé par des clients et que la passagère n’y était pas. Il avait alors osé une dernière tentative. Il était allé jusqu’à frapper à la porte de la cabine Provence en espérant qu’elle lui ouvre. Il avait attendu le coeur battant, mais personne n’avait répondu.
C’est seulement après qu’il se demanda ce qui lui avait procuré tant d’audace. Il ne comprenait plus ce qui l’avait poussé à vouloir la revoir à ce point. Maintenant qu’il y repensait, il était soulagé de ne pas l’avoir trouvée dans la cabine. Qu’aurait-il pu lui dire si elle avait ouvert ? Non pas qu’il fût timide envers les femmes, mais il n’était pas du tout du genre à manifester pareille offensive sans y avoir été encouragé. Il réfléchit à son attitude. Il se demandait ce que cette envie de revoir la passagère à tout prix signifiait. L’officier se méfiait des grands mots et des grands sentiments. Il avait eu ses heures comme tout le monde. Et ses désillusions.
La lutte sur la terrasse avait fait remonter en lui d’autres souvenirs, d’autres combats. Au cours de l’année qu’il avait passée loin de sa famille, il avait brûlé la vie sans lui accorder d’importance. Un ancien militaire lui avait donné le goût de la bagarre et lui avait enseigné les méthodes fortes. La violence avait pris chez lui le dessus sur toute autre chose et il avait aimé le plaisir ambigu que donnent le combat et la force exercée sur autrui. Il avait aussi rencontré une femme. Mais il n’avait pas su l’aimer et elle était partie. Il avait alors ressenti un grand vide. Quelque chose comme un vertige. C’est là qu’il avait appris le décès de son grand-père et qu’il avait pensé à sa vie d’avant, à sa mère, à sa grand-mère. Il avait voulu les revoir et il était rentré. Depuis cette époque, il n’avait plus fréquenté personne et il ne sortait pas. Aussi s’étonnait-il de ressentir à nouveau quelque chose qui ressemblait à l’envie d’aimer, ou d’être tout simplement amoureux. Mais il se méfiait. Comme si l’amour n’était pas pour lui.
L’officier Vercors éprouvait en cet instant une profonde mélancolie. Il se disait que jamais il ne serait comme tous ces gens qui avaient des vies normales et paraissaient heureux. Des gens qui se mariaient, avaient des enfants puis vieillissaient, et devenaient ensuite des grands-parents fiers de recevoir leurs petits-enfants dans des maisons de famille bien tenues. Des gens qui ne
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