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La Pierre angulaire

La Pierre angulaire

Titel: La Pierre angulaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Zoé Oldenbourg
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pourquoi vis-je encore ? « Celui-là, pensait-il, ce vieil enfant, me dirait :
    « C’est un péché » et parlerait d’enfer. Tout est simple pour lui. Marche jusqu’à en crever et ne discute pas. On l’a abruti pour la vie ; mais il est des jours où je voudrais être comme lui. Qu’est-ce qui m’empêche d’aller aujourd’hui même vers cette mer que j’entends m’appeler nuit et jour, et m’y jeter la tête la première  ? Je n’ai pas peur du péché. Ce n’est pas un péché que de se libérer de cette chair maudite que le diable a marquée et mutilée.
    » Non, aussi vrai que Dieu est bon et qu’il n’a pas voulu nos souffrances, il n’a pas créé ce morceau de pourriture qu’est le corps. Et qu’est-il, le corps, sous sa trompeuse apparence de beauté inventée par le Mauvais pour nous séduire, qu’est-il d’autre qu’un amas de viandes de boucherie, de liquides visqueux et d’excréments ? Dieu tout pur, si même le beau corps d’Alfonse a pu se dépouiller de son apparence pour devenir pourriture – ô mon Dieu, si je peux penser à cela et ne pas en mourir, ô mon Dieu, si même cela est possible comment puis-je supporter ma propre chair un jour de plus ? Et voilà que sans yeux, la poitrine malade, les pieds enflés, je me traîne comme un chien écrasé, implorant la pitié des passants et tendant la main pour un peu de pain.
    » Il m’avait dit : mourons ensemble. Et je ne suis pas mort avec lui.
    » Il n’y avait plus de salut pour moi en cette vie-là, puisque comme un pourceau j’ai profané et souillé en moi l’Esprit que j’avais reçu. Mais qui m’a empêché alors de me jeter dans l’Ariège, puisque de toute façon, quoi que je fasse, il n’est plus de salut pour moi, ni de joie en ce monde ?
    » J’ai été homme d’armes et j’ai risqué ma vie, alors que j’étais jeune, heureux, plein de force. Maintenant que je n’ai rien à perdre je reste là à attendre l’heure où je pourrai manger. »
    Et plus il y pensait, moins il trouvait de réponse à sa question. Qu’aimait-il en cette vie, pour avoir peur de la quitter ? Il ne croyait pas à l’enfer. Mais la réponse était là – il vivait toujours.
    « Compagnon, avez-vous jamais pensé à vous ôter la vie ?
    — Moi ? Non, Dieu merci. Jamais.
    — Même quand votre fils est mort ?
    — Dieu ! je pensais à bien autre chose, alors.
    — À quoi donc, compagnon ?
    — Est-ce que je sais ? À quoi pense-t-on dans ces cas-là ? Je pensais à lui.
    — Et vous aviez envie de vivre encore ?
    — Je ne sais pas. Je n’y ai jamais pensé.
    — Moi, j’y pense. Trouvez-vous que j’aie beaucoup de raisons de vivre, compagnon ?
    — Vous dites toujours la même chose. Suis-je clerc ? Tuez-vous, si le cœur vous en dit. Pour vous consoler, il faudrait un plus savant que moi.
    — Allez, ami, dit Bertrand, mettant sa main sur l’épaule du vieux, pour notre malheur il n’est pas de savants ni de docteurs. Un de ces jours, j’en finirai, malgré tout. Vous ne m’aurez plus à charge. »
    Pendant quelque temps, les aveugles écoutèrent en silence les chants de la procession qui descendait vers le port. Ansiau se signa, avec une courte prière. « Le mécréant, il eût pu dire une prière, lui aussi », pensait-il. Ce Bertrand (ou Gaucelm, il ne savait plus comment l’appeler) restait une énigme pour lui. Mécréant, il l’était, bien sûr. Sans doute avait-il été élevé ainsi, et on ne pouvait trop l’en blâmer. Mais il entrait quand même dans les églises, connaissait ses prières, c’était même un homme instruit. Peut-on ainsi avoir deux fois ? Comment prie-t-il Dieu, au fond de son âme ? Puis, en songeant à ce que le pauvre homme avait enduré, le vieux se disait : « Est-ce à moi de comprendre ? Il cherche consolation où il peut. »
    Une fois la procession passée, il mit la main sur le bras de son compagnon. « Frère, je veux vous poser une question, mais ne la prenez pas en mauvaise part.
    — Dites toujours.
    — Pourquoi, au fond, voulez-vous aller à Jérusalem ? Car je vois bien que tout cela vous est égal, et que vous n’avez aucune envie de voir le Saint-Sépulcre.
    — Le voir ! dit Bertrand avec amertume.
    — Enfin, d’y aller, je veux dire.
    — Et vous, demanda Bertrand, avez-vous une telle envie d’y aller ?
    — Cela, frère, c’est mon affaire. Je dois y aller, de toute façon, parce que je n’ai

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