La Pierre angulaire
celle qu’on voit du rivage. Le soir, assis sur la poupe avec Auberi, il regardait la lune se refléter dans les vagues laissées par le sillage du navire, et la mousse éclater en milliers de petites perles blanches sur l’eau noire. Des milliers d’étoiles se déversaient lentement, lentement dans un horizon de toutes parts égal et sans fin.
Bertrand crut plusieurs fois qu’il allait mourir sur le bateau. Sur le pont, il reprenait un peu ses esprits. Mais il se sentait si mal qu’une fois même il songea à faire appeler un prêtre. Il avait beau ne pas croire à l’enfer, il lui restait toujours quelque chose de ce qu’il appelait lui-même superstition. « Voilà que ma tête s’affaiblit », pensait-il. Il se disait aussi qu’Alfonse aurait eu honte de lui en le voyant si lâche. « Alfonse, pensait-il, Alfonse avait reçu la Consolation. Moi, j’ai fait bon marché du don que j’ai reçu. Je ne sortirai jamais de la malédiction de la chair, quand même je mourrais. Me voilà condamné à errer parmi les fantômes et mensonges du diable pendant des siècles, mais cela peut-il être pire que cette vie-là ? Délivré de ce fardeau de chair, je trouverais peut-être mieux ma voie, je retrouverais peut-être un autre corps plus fort que celui-ci. Leur paradis n’est qu’un mensonge, puisqu’on peut l’acheter par des messes et des dons, mais eux du moins y croient et sont heureux comme des pourceaux dans leur bourbier. Ah ! Alfonse, où es-tu maintenant, mon Alfonse, délivré de quoi, et qu’as-tu vu de si terriblement beau, que tu as pu me repousser sans pitié, toi qui étais toute pitié et douceur ? Dieu sait, mon enfant bien-aimé, que même si je croyais en leur paradis, je n’en voudrais pas puisque tu l’as renié, mon très pur. Si tu as voulu que je meure, je devrais trouver le courage de le faire, même sans Consolation. Ah ! tu dis que je n’ai engendré que ta chair, cette chair dont tu n’as pas voulu, mais voilà que cette chair si douce est à présent défaite et pourrie, et moi je garde la mienne comme Dieu sait quel trésor. »
Sur le pont, l’air salé caressait les cheveux, et la peau sous les vêtements ; et la mer chantait, et le vent sifflait dans la voile du mât de misaine. Redescendre à la cale, dans l’odeur de moisi, de vomissure et de fiente, pour sentir les rats vous passer sur les pieds, et cela pour des jours et des jours encore ? « Alfonse n’aurais-tu pas eu honte de voir ton père en cet état ? » Qui n’aurait eu honte ? « Compagnon, menez-moi près du bord. — Grand merci, vous allez sauter par-dessus. Je ne suis pas un assassin.
— C’est pour vomir. — Eh ! Je vous connais trop. Allez-y vous-même. Après tout, vous y voyez autant que moi. — Je n’ai pas la force de marcher. — Tant mieux, alors. Tenez-vous tranquille. »
« S’il me menait, pensait Bertrand, j’aurais eu le courage. S’il pouvait me pousser. Sa charité n’ira pas jusque-là. Et jusqu’où faut-il qu’il me mène pour que je me décide ? Mon corps est à bout, et je tiens toujours. »
Après l’escale de Chypre, au matin, la Terre Sainte était en vue – le matelot sur le grand mât l’avait aperçue d’abord et avait donné le signal. Quand la terre fut visible du pont, tous y étaient déjà, à genoux, matelots et passagers, et les prêtres qui étaient à bord avaient dressé un autel sur la proue et cinquante voix d’hommes entonnaient le Te Deum, et les prêtres disaient les prières d’action de grâces et bénissaient les fidèles agenouillés.
Ansiau, perdu dans la foule, priait avec les autres. Il ne savait pas que pour lui cette terre était plus présente que pour ceux qui de leurs yeux ne distinguaient qu’une mince lanière grisâtre à l’horizon. Car il croyait déjà la toucher de ses doigts et elle était pour lui comme le pain qu’il gardait dans sa besace pour midi. Et son cœur battait à se rompre, mais non de joie ; d’angoisse plutôt. Il avait tant attendu ce jour sans croire vraiment qu’il le vivrait. Et après ? Dans quelques jours, il serait à Jérusalem et y ferait dire les messes qu’il devait. Et après ?
II
LE CIMETIÈRE D’ACRE
Le soir, le bateau jetait l’ancre au port d’Acre.
Assis sur les remparts du port, les quatre pèlerins sentaient encore la terre vaciller sous leurs pieds et croyaient avoir le mal de mer. Auberi contemplait avec admiration la belle ville blanche
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