La Pierre angulaire
comme perdus, ne sachant de quel côté tourner.
« C’était à l’est de la tombe du comte de Flandres. Celle-là doit y être encore, tu la trouveras. À l’est, mais bien cent pas à l’est, peut-être. Et puis, celle d’Auberi Clément ne devait pas être loin. Il a été enterré là, le brave, la face vers la ville. Il avait une grande dalle, lui, toute en marbre blanc. Thierri, mon écuyer, était couché là, aussi, à quelques pas en arrière seulement. Et Dieu m’a bien puni de n’avoir pas fait garder sa tombe, voilà que je ne retrouve pas l’autre non plus.
— Auberi Clément, celle-là y est au moins, dit Riquet. Attendez, j’en vois de bien délabrées, mais avec des noms. Il y en a de plus fraîches, aussi. Attendez – Thibaut de Puiseaux – c’était loin de la vôtre, ça ne vous dit rien, ce nom-là ?
— C’était mon beau-frère, dit le vieux, sans la moindre émotion, du reste. Je sais. Il est mort pendant le dernier assaut. » Il se signa. « Paix à son corps. Il faut chercher plus loin. Ansellus, il faut chercher. Ansellus, miles. De Linneriis,
— Ansellus, j’en vois un, mais c’est une pierre longue. Ansellus Ghisleberti. Attendez, là encore une pierre carrée, mais je ne vois pas grand-chose. Andréas Salensis miles. — André de Soulaines ? Je sais qui c’était. Nous allons dans le mauvais sens, cet homme-là est mort avant les assauts. Nous sommes bien dans les Champenois, pourtant.
— Arnoldus, miles. Pas d’autre nom, mais deux croix et une flèche sous miles.
— Je la connais. On l’avait posée la veille de mon départ. Ce ne doit pas être loin.
— Il n’y a plus de vieilles pierres maintenant. Des tombes fraîches. Une femme, là. Margherita. Et puis encore un tas de tombes toutes neuves, sans pierres.
— Cherche bien, Riquet. Ce n’est pas loin. Il y en a peut-être de vieilles encore.
— Oui, une là. Une pierre longue. Richardus.
— Richardus ? C’était tout à côté, Riquet ! Regarde bien encore. Peut-être qu’ils ont seulement volé la pierre.
— Non, c’est tout neuf partout, ici. Tâtez vous-même. C’est de la terre qui n’est pas encore retombée. »
Ils restèrent longtemps sans rien dire. Le vieux s’était assis par terre près des tombes, les bras passés autour des genoux. « Alors, ce n’est plus la peine de chercher, Riquet, dit-il enfin. C’est là. Il doit bien être quelque part, en dessous. Qu’est-ce que ça fait, que la pierre ne soit plus là ? Qui se soucie de son nom, à présent ? Moi, je n’ai même plus d’yeux pour le lire.
» Riquet, ça me fait mal au cœur de penser qu’ils lui ont mis d’autres morts par-dessus, qui l’écrasent. Et pourtant c’est bête. Qu’est-ce que cela peut lui faire ? Dans cent ans qui y aurait pensé ? Ça me fait mal tout de même.
— Allez, dit Riquet, ce n’est pas cela qui l’empêchera d’entendre la trompette de l’ange.
— C’est ce que je pense aussi. Va, laisse-moi, Riquet ; je voudrais rester seul ici. Tu viendras me chercher ce soir. »
Et le vieux resta seul dans le cimetière. Il était harassé par ces longues heures de recherches ; le soleil était déjà haut et brûlait son visage et ses bras nus. Il avait soif à présent – l’idée de rester là jusqu’au soir sans une gorgée d’eau lui troublait la tête à tel point que d’abord il ne put penser à rien. Riquet était parti, et il savait que jamais, seul, il ne trouverait son chemin hors de ce cimetière. C’était l’heure de la sieste – personne ne passerait au cimetière d’ici au coucher du soleil. Et combien ce cimetière était grand, Ansiau était payé pour le savoir. « Il y avait bien une fontaine, pensait-il, près de la clôture nord, du côté où se trouvaient les tentes des Allemands. Mais jamais je ne la trouverai. Et dire que je n’ai pas pensé à remplir ma gourde. »
Il se coucha par terre, les bras derrière la tête, essayant de récupérer et d’avaler les restes de salive. « Misère, se disait-il, me voilà arrivé là où je voulais, et à quelques pieds seulement du corps de mon enfant, et voilà que je ne peux penser à rien d’autre qu’à la souffrance de mon corps. Avais-je besoin de venir là, pour avoir soif ? Dieu sait, j’avais tout aussi soif, ni plus ni moins, dans la campagne près d’Uzès. Mon enfant qui n’aura jamais ni faim ni soif, ô tombe sans nom, cette terre-là que je
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