La Pierre angulaire

âme – l’homme se signa. Ils sont morts tous les deux, l’année de la petite vérole. C’est à peine si on a pu les enterrer comme il faut. Et puis le… fils, Anselli no, eh bien, il s’est engagé comme matelot sur un bateau vénitien, voilà deux ans qu’on ne l’a plus revu au pays. »
    Ansiau avait baissé la tête et ne disait rien.
    « Eh oui, brave homme, ça nous arrivera bien à tous, un jour. Dites une prière pour leurs âmes et n’y pensez plus. C’est encore le mieux. Peut-être aviez-vous quelque affaire avec Gian-Paolo ?
    — J’étais croisé, dit le vieux. C’était pour une tombe.
    — Ah ! bien sûr, dit l’homme, bien sur, je comprends. Ce ne sera pas facile à retrouver, par exemple, on en a tant enterré, parmi les tombes de croisés et partout autour, on a eu le choléra voilà dix ans, et puis la variole d’il y a trois ans. C’est qu’il faut de la place pour tout cela, brave homme, et si on n’enterrait pas dans les vieilles tombes, les paysans d’ici n’auraient bientôt plus de champs pour planter leurs vignes. Nous vivons des temps durs, mon brave.
    — Oui, des temps durs, répéta le vieux. Merci de m’avoir renseigné, ami. Dieu te garde. Viens, Riquet. »
    Lentement, les deux hommes redescendaient les étroites rues à gradins de la ville, et devant eux, entre les toits des maisons et les tours des remparts s’étalait un ciel sanglant qui déjà virait au violet, et devenait bleu sombre avec des reflets verdâtres à l’horizon. Et la ville à présent paraissait toute noire. Les cloches des églises sonnaient complies, et les guetteurs se hélaient sur les remparts annonçant le couvre-feu.
    « Que faire maintenant, Riquet ? Nous ne trouverons plus l’hospice à présent. On va geler.
    — On trouvera peut-être une auberge de marins dans le port.
    — Regarde bien cette ville, Riquet. Elle n’est pas si grande, mais elle a coûté plus d’hommes que Constantinople et Jérusalem. Et les gens qui la défendaient n’étaient pas des lâches non plus, encore que païens… Je ne sais pas si nous avons encore grand-chose à faire ici, Riquet. Autant chercher une aiguille dans une meule de foin. Même si j’y voyais encore, comment reconnaître une tombe perdue ?
    — Y avait-il une pierre sur la tombe, au moins ?
    — Ça oui, j’en avais fait mettre une. Avec des lettres aussi. Mais mal gravées, je ne pouvais pas payer un bon ouvrier. On me les aura effacées pour en mettre d’autres. Une grosse pierre, c’était ; carrée, et ébréchée vers la gauche. On l’avait prise sur les débris de la Tour Maudite. Ah ! maudite soit-elle, qui nous a tant coûté. Si le siège n’avait pas tant duré, il eût mieux résisté au mal.
    » Riquet, j’ai eu comme un coup au cœur, tout à l’heure, quand j’ai su qu’on était juste devant la maison. C’est dans cette maison qu’il est mort, Riquet. Cette même maison. C’est par cette porte-là qu’on a sorti le corps. …Dieu sait, cela me fait quelque chose, quand même, de savoir qu’elle est morte. C’était une brave femme. Ce sont des choses qui arrivent, en temps de guerre. C’était mon fils, ce garçon qui s’est fait matelot. Ça doit te paraître drôle. « Mon fils », si l’on peut dire ; c’est peut-être la première fois que je pense à lui, depuis vingt ans. Mais elle, je l’aimais, tu sais.
    » … Je me fais l’effet d’un fantôme, Riquet.
    — Nous devons en avoir l’air, de fantômes, dit le jeune homme. Voilà Dieu sait combien d’heures que nous n’avons rien mangé. Je me demande comment vous tenez sur vos jambes.
    — La tristesse, fils. Ça nourrit plus que le pain. J’ai appris ça, depuis quelque temps. On oublie le corps, quand on a autre chose à quoi penser.
    — On la cherchera ensemble, votre tombe. Vous allez voir. C’est bien le diable si on ne la retrouve pas. Puisqu’elle était encore là il y a trois ans.
    — Ce n’est pas seulement pour la tombe, fils. C’est pour tout. Cette tombe, c’est comme un signe, pour moi. C’est comme si je m’étais perdu moi-même.
    Le lendemain, le vieux descendit avec Riquet au cimetière Saint-Nicolas. Dans cet immense champ tout couvert de pierres longues, courtes, blanches, noires, jalonné çà et là de grandes croix, de chapelles, tout mangé d’herbes folles et de buissons d’épines, et où des tombes fraîches émergeaient parfois, noires et vertes, les deux hommes erraient