La Pierre angulaire
Herbert l’attendait à Tonnerre, dans l’hôtel des pèlerins près de la grande église.
Giraut se munit de vêtements chauds et prit deux chevaux pour la route.
Il trouva Herbert, maigri, barbu, et presque méconnaissable sous ses habits de pèlerin. Il s’inclina pour baiser la main de son maître, puis Herbert l’embrassa tout bonnement sur les deux joues.
Dans la longue salle réservée par le couvent aux pèlerins, le vacarme était tel qu’on pouvait à peine s’entendre parler ; des centaines d’hommes et de femmes y étaient rassemblés, assis par terre et sur les bancs, ou couchés, ou mangeant, et tous se parlaient et s’interpellaient d’un bout à l’autre de la salle, et se disputaient pour les places près du feu. Le sol était couvert de paille pourrie et de neige fondue, une odeur de sueur, de pus, de vin mal cuvé rendait l’air irrespirable. Herbert s’approcha de la porte, écartant de son bâton les mendiants qui se pressaient autour de lui.
« Je me demande, par les tripes de Dieu, à quoi ils reconnaissent que je suis un pèlerin riche, grommelait-il. Ces gens-là ont un flair pour l’argent, on dirait qu’ils le sentent comme un chien hume le gibier. Qu’en penses-tu, Giraut ? J’ai vingt fois manqué d’être volé. »
Herbert s’assit sur le seuil de la porte et passa ses doigts dans sa barbe blonde et emmêlée. « Tout à l’heure nous irons chez le barbier, dit-il. Il me tarde de prendre un bon bain et d’être débarrassé de cette toison : jamais de ma vie je n’ai encore porté de barbe, je me sens comme si j’étais un paysan ou un vieux bonhomme. Mais autrement, j’ai rajeuni, n’est-ce pas ? » Il se frappa le ventre. « Rien ne vaut un voyage de cent lieues à pied pour perdre de la graisse. Je reprendrai le service armé que je serai de nouveau à Troyes. Ah ! c’est que j’ai jeûné, aussi. Giraut, ami, si tu savais comme je suis content de te revoir, je ne peux m’arrêter de parler. En fin de compte, ces pèlerinages ne sont pas une mauvaise chose, cela m’a beaucoup appris, tu ne l’aurais pas cru, hein ? Quand je serai vieux, je me ferai Templier et je m’en irai en Terre Sainte, faire une bonne fin.
— Avez-vous obtenu votre pardon ? demanda Giraut.
— Sans cela tu ne me verrais pas ici. Je ne sais ce qu’ils vont me dire ici, à Troyes, mais avec Dieu je suis en paix maintenant, j’ai été absous et admis à la communion, c’est cela qui compte, n’est-ce pas ? Puisque je me suis repenti. Je me suis confessé à un saint ermite qui vit dans les rochers près du Puy, il m’a imposé comme pénitence de mendier pieds nus et en haillons dans les rues de la ville, jusqu’à ce que je ramasse vingt marcs pour donner au trésor de la cathédrale. Eh bien ! en deux mois je les avais, les vingt marcs. Tu vois que le métier de mendiant en vaut un autre, quand on sait s’y prendre. Je crois bien que les bonnes gens me donnaient parce qu’ils avaient peur que je les assomme au coin d’une rue, mais toujours est-il que, par leur charité, j’ai donné vingt marcs au père trésorier, et en plus cinq marcs de mon propre argent… Mais sais-tu, Giraut ? La grande église du Puy, celle de Notre-Dame, est faite de telle façon que celle que le comte fait bâtir à Saint-Pierre ne vaut pas un gant troué, à côté. Si j’ai de l’argent, je ferai rebâtir la chapelle de Linnières un peu de la même façon, les maçons de Chaource ne sont que des manants, je ne leur ferai plus jamais faire aucun travail.
— Eh ! dit Giraut, on vient seulement de la terminer, votre chapelle, et elle est déjà bien trop belle pour le château. Vous devriez plutôt faire embellir l’église du village, elle est toute noire après l’incendie.
— Non, tu vas voir. J’ai encore plus d’un tour dans mon sac, et avec la route nouvelle je serai un des premiers châtelains du pays. Je ferai peut-être même bâtir une nouvelle église à Notre-Dame, car elle le mérite bien. Enfin, nous n’en sommes pas encore là. Je me ruinerais, mais vois-tu, Giraut, à quoi me sert la richesse ? À bien manger et à bien boire ? Dieu merci, je ne manquerai jamais de pain. Mais si l’on fait bâtir une église, ça reste, et puis on est sûr que les prêtres y diront toujours des messes pour votre âme. »
Herbert pensait à se rendre aux étuves pour se faire laver et raser, puis il se ravisa. « Il vaut peut-être mieux patienter encore
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