La Pierre angulaire
le faire tout seul. Je ne sais comment faire. C’est infernal. » Puis Haguenier ne vit plus personne. « Voilà le malheur, pensait-il, il doit le faire tout seul. Il n’y a pas moyen de l’aider. Et pourtant il faut faire quelque chose. Comment sortir de là ? C’est à la fois blanc et noir. Ce n’est pas possible, mais c’est comme ça. » Et il ferma les yeux, fixant toutes ses pensées sur le visage d’Ernaut et sur sa main inerte. Puis il perdit connaissance.
Il eut encore des visions, et s’en plaignit même à l’aumônier, car cela l’épuisait terriblement, et son cœur lui faisait de plus en plus mal. Il voyait le plus souvent Ernaut. Une fois il vit aussi Églantine, nue et couverte de blessures, comme il l’avait vue la veille de sa mort. Mais c’était Ernaut qui revenait toujours, triste, préoccupé, un désarroi mortel dans ses yeux grands ouverts. L’aumônier eut pitié d’Haguenier et le fit coucher, avec d’autres malades, dans les bas-côtés de la chapelle. Là, il pouvait venir prier en face de l’autel, aux heures où il n’y avait pas d’offices.
Il priait à présent presque sans arrêt. C’était une prière qu’il osait à peine s’avouer et qu’il ne pouvait dire à personne, mais qui était plus forte que sa volonté. Il priait pour des âmes damnées, celles pour qui Dieu même ne pouvait plus rien faire. Et il savait qu’il n’y avait rien à faire et il priait quand même, comme s’il avait la certitude que c’était nécessaire et qu’il ne pouvait faire autrement. Son père, Ernaut, il les sentait là près de lui, non plus tels qu’ils étaient dans son souvenir, mais vivants encore et plongés dans un cauchemar sans issue, et il leur disait : « Je suis là. Je serai toujours là et je veillerai. Voilà, je regarde cette croix et je veille. Partout et toujours je serai là à regarder la croix pour vous. Seigneur, sur terre j’ai été le mauvais gardien ; je ne peux à présent que vous regarder, vous qui êtes toujours fidèle jusqu’au bout à nous tous. Seigneur, il n’est pas une âme au monde qui ne soit dans vos mains, même damnée. »
Trois semaines passèrent ainsi. Haguenier vivait toujours dans la chapelle, ce qui était plus agréable que de rester au cachot. Il y faisait froid, mais l’air y était meilleur. Il y avait encore trois malades, l’un à moitié idiot et deux autres à peu près paralysés. Ils restaient au fond de la chapelle, le frère qui balayait l’église leur apportait à manger, et comme on était en Carême les visiteurs qui venaient assister aux offices leur donnaient souvent des aumônes. Aielot était très scandalisée de voir son frère en si piètre compagnie ; mais Jacques de Pouilli était plus indulgent et disait : « Laisse-le donc, chacun sauve son âme comme il peut. » Et Haguenier ne demandait qu’à être laissé en paix, pourvu qu’il pût, entre les offices, marcher un peu pour se dégourdir les jambes et s’agenouiller ensuite face à l’autel où était exposé le Saint-Sacrement.
Vers la Mi-Carême, le nouveau vicaire le surprit un matin en prières sur les marches de l’autel et le secoua rudement. « Écoute, mon garçon, dit-il, tu n’as vraiment pas l’air d’un malade et je ne vois pas ce que tu fais là. Voilà encore un de ces gaillards qui se portent malades pour pouvoir se vautrer dans un lieu saint comme des porcs dans un potager ! Je me demande pourquoi le père aumônier t’a mis là.
— Je pense, mon père, dit Haguenier, qu’il me croyait un peu fou.
— Un fou, toi ? Regarde-moi bien. Ce n’est pas à moi qu’on peut en conter, j’en ai vu, des fous, moi ; et je te dirai que ce n’est pas si simple que cela de passer pour fou. Je te garantis que tu seras au cachot avant une heure d’ici. »
Le vicaire fut un peu vexé en apprenant qu’il avait traité aussi durement un homme distingué et de bonne famille, et plus malchanceux que coupable ; mais il ne changea pas sa décision. « Ce n’est pas parce qu’il est riche dans le siècle qu’il faut le traiter avec plus d’égards qu’un pauvre, dit-il, puisqu’il est sous jugement il n’a qu’à rester au cachot, au pain de la pénitence. » Haguenier fut donc renvoyé dans sa cellule ; mais il n’en éprouva pas autant d’amertume qu’il le pensait. Ces trois semaines passées en prière, où il s’était cru plongé dans la folie et le désespoir, lui avaient au contraire
Weitere Kostenlose Bücher