La Pierre angulaire
voir, et voilà comment je vous reçois. Je ne vous ferai plus de reproches, si cela vous fâche. Mais parlez-moi de vous. Ce… ce ne sera plus très long, n’est-ce pas ? » Involontairement il porta les yeux sur le ventre que Marie dissimulait sous les larges plis du manteau. Elle se détourna.
« Non, dit-elle, et je voudrais en mourir. La vie m’est à charge, maintenant. Et je vois que vous ne m’aimez plus. »
Il la regarda avec stupeur. « Moi ? dit-il. Comment pourrais-je ? Pensez-vous que je puisse changer si vite ? Vous ne savez pas ce qu’est l’amour, alors. C’est vous, pourtant, qui m’avez chassé et défendu de vous voir. »
Elle se retourna vers lui, les yeux pleins de rancune, et d’une espèce de raillerie triste. « Il est des amants, dit-elle, qui n’auraient pas été aussi obéissants que vous. Mais je me demande si vous m’avez obéi par amour, ou parce qu’il ne vous coûtait pas grand-chose de le faire.
— C’est à vous d’en juger. Je n’ai pas deux langues ni deux pensées, moi. J’ai fait ce que vous m’avez dit, j’avais cru bien faire.
— Pardonnez-moi, ami, dit Marie, je m’irrite facilement, parce que je souffre. Mais est-ce vrai, ce que j’ai appris de votre sœur, que vous avez renoncé à votre héritage et que vous pensez entrer en religion ?
— C’est vrai.
— Si vous m’aimiez vraiment, vous ne l’auriez pas fait.
— Ne dites pas cela, dame. Je n’ai pas le choix. Si vous aviez été libre, j’aurais peut-être hésité. Je n’en suis même pas sûr. »
Elle eut un sourire un peu dur. « Vous avez bien changé, depuis le temps où vous parliez d’aller tuer Mongenost pour m’épouser.
— C’était vil de ma part, et c’est vous qui me l’avez dit. Amie fausse, avez-vous deux cœurs ? Songez vous-même, s’il est vrai que vous ayez de l’amour pour moi comme vous le dites, auriez-vous préféré me voir vivre dans le monde séparé de vous et marié à une autre femme ? Vous parlez comme un enfant.
— Parce que je vous aime, dit-elle, et ce n’est pas à vous de me le reprocher. Croyez-vous que c’est pour plaisanter que je vous ai donné mon amour ? Je vous le jure, quand j’ai accepté votre service, ce n’était pas par vanité mondaine mais par estime pour vous, et parce que je voulais vous apprendre l’amour. Mais je m’y suis blessée moi-même, et c’est moi qui subis maintenant les épreuves que je vous avais promises. Et voilà que la vie nous sépare, et je reste là avec mon amour amer, sans même la consolation de penser que vous êtes heureux.
» Vous êtes mon vassal, et vous m’avez juré obéissance. Et saviez-vous si cette séparation que je vous avais imposée n’était pas une épreuve de plus et une ruse d’amour ? Savez-vous si je n’avais pas l’intention de vous accorder un jour ce que vous me demandiez ?
— Amie douce, je ne suis pas bien fort en ruses et on me trompe facilement. Vous m’avez dit de renoncer à vous, j’ai renoncé. Ce que cela m’a coûté ne regarde personne. Suis-je un gant qu’on retourne comme on veut et qu’on prend et qu’on jette ? Je ne suis plus votre vassal, vous m’avez délié de mes serments. »
Marie se cacha la figure dans ses mains et se mit à pleurer. Et Haguenier n’avait pas la force de supporter cela, il la prit dans ses bras et l’attira contre lui. « Douce chose belle, je sais que mes paroles sont dures, mais ce n’est pas par rancune que je vous ai dit cela. Vous ne savez même pas à quel point je vous place haut : et quelle ne doit pas être votre bonté, si vous avez pu aimer un homme qui ne vous a apporté ni honneur ni gloire ni aucune joie, et qui n’a pas su vous mériter ? Au moment de ma folie et de ma faiblesse vous avez su me montrer ce que je devais faire ; c’est à moi maintenant de vous aider, car votre pitié pour moi vous rend faible. Puisque nous ne pouvons pas nous aimer sans péché dans la chair et dans le monde, il vaut mieux ne plus chercher à vivre comme avant, comme deux fous qui veulent et ne veulent pas et ne savent pas où ils vont. Vous pouvez être tranquille, je ne cesserai pas de vous aimer et je vous serai toujours fidèle. Mais ma vie est à Dieu avant d’être à vous.
— Et moi, dit-elle, quelle vie voulez-vous que j’aie ?…»
Il la prit par les bras et l’aida à se relever. « C’est vrai, dit-il, je suis fou, je ne pense qu’à moi. Amie chérie,
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