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La Pierre angulaire

La Pierre angulaire

Titel: La Pierre angulaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Zoé Oldenbourg
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faux ou vrais, et aussi quelques laïcs condamnés pour outrage aux mœurs ou pour hérésie. Haguenier avait été assez surpris d’y reconnaître un fauconnier du comte de Brie, un brave gaillard d’une quarantaine d’années, qu’il avait plusieurs fois rencontré au cours des grandes chasses. « Eh oui, seigneur chevalier, voilà comme on se retrouve, dit l’homme, moi, voilà six mois que je pourris ici. Mais je parie que vous, vous avez des amis qui arriveront à vous tirer de là avant Pâques. » Et il raconta qu’il était enfermé pour adultère avec la femme de son chef. À voir son visage rougeaud et placide, Haguenier avait de la peine à l’imaginer en séducteur, il avait plus envie de rire que de s’apitoyer. « On voit de tout dans la vie, dit-il. Votre femme à vous était donc bien laide ? — Non pas, mais elle habite Provins. Maintenant, elle est seule avec les trois garçons, et j’en ai encore pour un an. Sans compter que j’ai été fouetté sur la grand-place de Troyes en plein marché. Ce n’est pas à vous autres que cela arriverait, hein ? — Vraiment, dit Haguenier, vous n’avez pas eu de chance. Si l’on traitait ainsi tous les gens qui sont dans votre cas, je crois bien que la moitié de la ville y passerait. — Mais vous, seigneur chevalier, je me demande comment le diable vous a amené là. » Haguenier se détourna et dit : « Vous êtes trop curieux. Vous pensez bien qu’on n’est pas ici pour des choses dont on aime à se vanter. » Il n’eut plus l’occasion de parler au fauconnier, mais depuis ce jour il s’aperçut que ses compagnons, à la messe, le regardaient un peu de travers ; à présent on savait qu’il était chevalier, et le fauconnier trop bavard avait dû s’imaginer les pires horreurs sur son compte. Il se sentait méprisé et détesté de ces gens qui ne le connaissaient même pas, et qui n’avaient pas l’air méchant. Et cela lui faisait de la peine, car il était d’humeur bienveillante ; il se trouvait si seul qu’il avait soif d’affection ; tant qu’il avait été libre, riche et gai on l’avait aimé, et plus même qu’il ne le pensait. Maintenant chaque regard hostile lui était comme un coup de couteau – non qu’il y attachât de l’importance, car après tout il pensait l’avoir mérité ; mais il en souffrait physiquement, parce que son âme était à nu à présent – ainsi un cheval écorché vif doit souffrir du moindre moucheron qui se pose sur lui.
    Le mercredi des Cendres il fut enfin admis à la communion. L’aumônier de la prison consentit à l’absoudre, en lui disant que son péché, bien que terrible en ses conséquences, était véniel et ne devait pas l’écarter des sacrements. « Pensez-vous, mon père, avait demandé Haguenier, que je serai condamné à rester longtemps ici ? — Ces questions-là ne me regardent pas, avait dit l’aumônier, mais en tout cas vous pouvez être sûr que la sainte Église, notre mère, ne vous imposera aucun châtiment qui ne soit pour votre bien. Vous devriez encore compter pour une chance d’avoir échappé à la justice laïque. » Haguenier avait quand même du mal à imaginer que cette prison où il se languissait tellement représentait l’amour maternel de l’Église. Il ne rêvait qu’au jour où il en sortirait et à la courte période de liberté qu’il aurait entre la prison et le couvent. Et il reçut la communion dans un esprit de résignation mais sans joie – c’était bien la première fois de sa vie – là aussi Dieu l’abandonnait.
    Rentré dans son cachot, il tomba dans un état étrange : il se sentait incapable de penser, comme si on lui avait enlevé son cerveau, il avait juste assez de lucidité pour se rendre compte du vide qui s’était fait dans sa tête. Il s’étendit sur sa paillasse ; ses yeux s’ouvraient tout grands, et il vit, à trois pas de lui, dans le coin près de la porte, Ernaut, à genoux, et la tête levée, comme pour prier. Il essayait de lever la main comme pour faire le signe de la croix et ne le pouvait pas, et essayait toujours, et ces gestes gauches et maladroits, et le désarroi qui se peignait sur ce visage maigre et hâlé étaient si pénibles à voir qu’Haguenier se leva et voulut l’aider à se signer. « Frère, demanda Ernaut, est-ce que je le pourrai ? Est-ce que je le pourrai jamais ? — Je vais vous aider », dit Haguenier. Ernaut hocha la tête. « Non, je dois

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