La Pierre angulaire
l’histoire du monument, et comment Herbert avait été amené à le commander. Depuis une semaine, il n’avait pour ainsi dire adressé la parole à personne, il se sentait comme un lépreux. Mais ce marbrier était pour lui un visage nouveau, et l’indifférence courtoise de cet homme le calmait et le rendait peu à peu à lui-même. Et surtout, il avait tellement envie de connaître un peu mieux la vie de son père. « Le connaissiez-vous depuis longtemps ? Demanda-t-il. — Depuis que je suis à l’atelier. Cela fait neuf ans de cela. Je suis de Reims, moi. Et les ateliers de Reims, je vous le dirai, font de meilleur travail que ceux de Troyes, soit dit sans vous offenser. Maître Jacques Hervieu avait besoin d’un compagnon qui s’y entende en travaux fins, étant donné qu’il a reçu des commandes pour orner la grande église Saint-Pierre. Ce qui fait que voilà neuf ans que je suis Troyen. » André Guillaume était un homme d’une quarantaine d’années, blond, voûté et noueux, au regard à la fois perçant et comme distrait. « Eh oui, j’honorais fort feu votre père, c’est pour cela que je suis venu moi-même livrer le travail ; maître Jacques aurait pu envoyer un commis. C’est moi, aussi, qui ai taillé la tête. Je voulais surveiller moi-même la mise en place et tout. Entre nous soit dit, votre caveau n’est pas fameux. C’est humide, et le sol s’enfonce. Il eût fallu le faire paver à nouveau.
— J’y veillerai. Et est-ce que mon père venait souvent vous voir ?
— Ah ! oui, on le connaissait bien. C’était un bon seigneur, et pas fier. Et la première fois que je l’ai vu, c’était encore un fort bel homme, un peu gras déjà, mais une tête de roi, et blanc comme une femme. Quand il est rentré de Constantinople, il était déjà bien changé, par exemple. Je le lui ai dit, même. Et il m’a répondu alors, à ce que je crois : « Je monte en graine. Quand je serai maître sur mes terres vous verrez si je ne rajeunis pas de vingt ans. »
Haguenier sentit comme un reproche dans ces paroles et se détourna. Puis il demanda encore : « Vous a-t-il dit pourquoi il ne voulait parler à personne de ce monument ?
— Non. Pas que je sache. Il avait peur, je crois, que cela lui porte malheur qu’il y ait une image de lui mort, il ne voulait pas que les gens la voient. Il venait la regarder – quand elle était finie depuis longtemps déjà il s’asseyait comme ça, devant, sur un bloc de pierre, et puis il regardait et regardait, et demandait qu’on le laisse seul dans la cave. Et puis il disait : « Une image pareille, il faut être comte ou duc pour en faire faire une. Eh bien, je ne suis ni comte ni duc, mais ça me plaît d’avoir ça. Devant la mort on est tous égaux. » Il disait aussi :
« Ça, du moins, les vers ne le mangeront pas. » Ah ! ça oui, il honorait beaucoup notre corporation, c’était un homme qui s’y entendait en beau travail.
» Il y avait aussi une image de Notre-Dame qu’il aimait beaucoup. On la taillait pour le porche de l’église de Bar-sur-Aube. Et tant qu’elle était à l’atelier, il faisait toujours un détour pour passer chez nous – il tournait un peu autour de la fille du patron, il faut le dire – et puis il s’installait devant l’image, la main sous le menton, et puis il disait : « Ah ! c’est bien comme ça qu’elle est, la Bonne Dame. Pas un cheveu de plus ni de moins. Qu’il doit faire bon la prier, quand on la voit peinte comme ça. » Et puis, quand la fille du maître s’est mariée, il n’est plus revenu. »
PITIÉ
Haguenier se trouvait dans la prison de l’évêché, où il attendait son jugement, qui ne devait avoir lieu qu’après Pâques. Il était enfermé dans un cachot assez sombre, et mal nourri, mais du moins il pouvait entendre la messe trois fois par semaine. Aielot venait le voir presque tous les jours. C’était contre l’usage, mais la dame de Pouilli se moquait de tout, traitait les gens de la prison comme ses valets, offrait des présents aux gardiens, menaçait de se plaindre à la comtesse, à l’évêque lui-même, et on avait fini, de guerre lasse, par lui laisser faire ce qu’elle voulait. Elle apportait à son frère des friandises – en dépit du Carême – il en mangeait un peu pour lui faire plaisir ; du reste elle finissait par manger le tout elle-même au cours de la visite.
« C’est une honte, disait-elle, que vous vous soyez
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