La Pierre angulaire
laissé enfermer là, comme un gueux. Vous êtes chevalier, vous aviez droit à une chambre claire, en compagnie de gens nobles, et avec un lit. D’après moi, personne n’avait le droit de se mêler de cette affaire, c’était à la famille de la régler. Si le comte et l’évêque commencent à se mêler de toutes les querelles de famille, ils n’en finiront jamais.
— Sœurette, c’est le père lui-même qui l’avait voulu.
— Ha ! fallait-il l’écouter ? Il n’avait plus sa tête. Vous êtes le chef de la famille, après lui, il ne devait pas vous faire cette honte.
— Petite sœur, dit Haguenier, vous parlez comme un enfant. Vous ne pensez pas que cela me fait mal, de vous entendre parler de cela. Quand on a fait ce que j’ai fait, on ne pense pas à autre chose qu’à expier.
— Vous n’êtes pas un homme, disait Aielot. Ce que vous avez fait ! Vous ne l’avez même pas fait exprès ! Et encore, vous n’avez fait, après, que prier et jeûner et battre votre coulpe, si bien que votre péché vous est déjà pardonné dix fois. Le père avait bien raison de vous traiter de poule mouillée. « Expier », le père, est-ce qu’il a expié quand il a tué notre mère ? Il s’est remarié trois mois après. »
Haguenier finissait par ne plus répondre, et s’efforçait seulement de ne pas laisser voir à sa sœur à quel point elle le fatiguait.
Quand il était seul, il passait des heures allongé sur sa paillasse, sans penser à rien. Il était très déprimé, la prison, de loin, lui avait paru un asile, et à présent il eût donné beaucoup pour être à nouveau sur la grand-route, avec André Guillaume et ses ouvriers. Depuis qu’il était enfermé ses jambes lui faisaient mal tant il avait envie de marcher à l’air libre, ses yeux lui faisaient mal tant il avait soif de voir autre chose que des murs gris. Toute sa vie, si vagabonde et si mouvementée, lui battait dans le corps, comme le sang bat et afflue à un membre amputé, il en oubliait sa faute, jusqu’à se demander parfois pourquoi il était ainsi enfermé. Lui qui n’avait jamais voulu de mal à personne. Il ne l’avait pas voulu, et il l’avait fait. Contre sa volonté il avait fait le mal, et contre sa volonté aussi il devait le subir. Il était dans ce monde comme un bouchon ballotté sur l’eau, au gré du vent, et de sa volonté rien ne restait que de la souffrance.
Et il se mettait parfois à plaindre cette vie si stupidement manquée, qui ne faisait que commencer et déjà n’avait plus d’avenir. Car le couvent qu’il avait désiré comme un lieu de salut lui apparaissait comme une nouvelle prison, à présent qu’il lui était imposé par la volonté de son père mourant. Il n’avait plus le choix. Aucun choix. Et il voulait vivre. Et il avait à jamais perdu sa place parmi les hommes, et il n’était pas de ceux qui fuient leur pays et leurs serments pour aller refaire leur vie en terres étrangères. Sa place était là, toute prête : le premier couvent qui voudrait l’accepter sans biens ni dot. Un couvent pauvre, avec un supérieur dur, et de grossiers paysans comme camarades. Et ceci pour toute la vie.
« Ce ne sera pas long, peut-être, pensait-il. J’ai une mauvaise santé. Mais je n’ai pas envie de mourir, maintenant. Moins que jamais. »
La nuit, comme il ne pouvait dormir et qu’il souffrait d’étouffements lorsqu’il restait couché, il passait son temps à prier, debout, les mains jointes sur le barreau de la fenêtre. Il écoutait sonner matines, puis prime, puis tierce, et après, le ciel commençait à blanchir. Il essayait de se rappeler les paroles des psaumes pour chaque office, et les chantonnait à mi-voix, et il y trouvait une réelle joie. Car il aimait la musique avec passion, et enfant il avait fait partie des chœurs d’église aux heures de liberté que lui laissait son service. Il avait perdu sa voix, depuis le jour de ce tournoi où il s’était battu sans bouclier, et le second accès de sa maladie. « C’est dommage, pensait-il, à présent cela m’eût rendu service. Mais quoi, quelle vanité, même si l’on m’emploie à décharger du fumier, ne devrais-je pas l’accepter avec joie, pour l’amour de Dieu ? Pourquoi un autre le ferait-il plutôt que moi ? »
On le menait entendre la messe tous les mardis, jeudis et dimanches, dans la chapelle de la prison. Il y voyait les autres prisonniers, des clercs pour la plupart, des moines
Weitere Kostenlose Bücher