La Pierre angulaire
joues. À cause de cela il lui semblait ne rien sentir de son corps que son dos lacéré de coups et sa paume marquée de fer rouge ; et il lui semblait qu’il était nu et que tout le monde voyait son dos. Il ne s’était pas attendu à un châtiment moindre, et croyait avoir mérité bien plus ; mais en dépit de sa raison son corps se révoltait, et il se sentait encore fiévreux et raidi comme au moment où il avait senti la brûlure du fer sur ses lèvres. C’était pour cela qu’il avait refusé de voir les siens, et après deux jours passés à l’hôpital de la prison il se voyait lancé seul dans les rues de Troyes, sans passé et sans avenir, en congé de la vie. Il avait encore ses affaires de famille à régler ; après, il voulait encore revoir l’abbé de Saint-Florentin, avant de partir à pied pour Vézelay. La seule idée de toutes les démarches à faire lui inspirait un tel dégoût qu’il préférait ne pas y penser.
Il finit par entrer dans l’église Saint-Nizier, où l’on sonnait laudes. À l’église, il ne sentait plus son humiliation de façon aussi aiguë. « Mon Dieu, pensait-il, c’est pourtant vous qui m’avez frappé par la main de ces hommes. Comment apprendrai-je l’obéissance ? Vous-même avez été frappé. Il faut croire qu’il me fallait cela, pour comprendre quel est le pouvoir du corps sur nous. Car mon corps ne supporte pas la honte, et voilà, cette main avec laquelle je fais le signe de la croix est une main marquée – elle l’était avant, puisqu’elle m’a servi à frapper mon père, mais je ne le sentais pas ; à présent elle est pour moi comme maudite. Par le corps on vous marque l’âme.
» Mon Dieu, faites que tout mon corps soit ainsi marqué par vous, car ce n’est pas par ma volonté trompeuse que je me donne à vous, mais par votre volonté qui m’a encerclé et m’a fermé tous les autres chemins.
» Mon Dieu, faites que je ne vous donne pas ce corps brisé et marqué comme on donne une marchandise de rebut dont personne n’a voulu. Car ma volonté n’y était pour rien et j’ai vu votre main là où je pensais le moins la trouver, et jusque dans mon péché. Mon Dieu, si je suis votre chose à tel point que vous m’avez fait commettre le pire des péchés pour me montrer le peu qu’était ma volonté, vous me prendrez tel que je suis, et je ne vous demanderai rien, que le droit d’obéir. »
À Hervi, Haguenier fit une fête en l’honneur de son départ pour le couvent. Une fête assez modeste, il ne voulait pas laisser croire qu’il oubliait la mort de son père. Mais il lui fallait faire honneur à son nom et à sa famille, et ne pas avoir l’air de s’enfuir comme un coupable, puisque sa faute lui avait été remise. Il fallait prendre dignement congé de sa famille et de sa vie en ce monde.
Il avait invité tous ses amis, et le sénéchal de Bar-sur-Aube, dont il avait fait célébrer le mariage avec sa fille, par procuration, le vicomte de Païens avait donné son consentement et y avait assisté comme témoin, et dame Isabeau avait tenu la place de sa fille et avait échangé les promesses en son nom.
Le sénéchal de Bar-sur-Aube était un chevalier du pays, nommé Pons de Traînel, un homme de vingt-cinq ans environ, et déjà renommé pour sa force – il tordait un fer à cheval d’une seule main et pouvait abattre un taureau d’un coup de poing – Herbert n’avait pas mal choisi son successeur, aucun de ses vassaux ne rougirait de servir ce bel homme brun, de fière allure, et qui malgré sa jeunesse n’avait qu’à paraître pour se faire obéir.
Haguenier l’avait installé à la place du maître, sur un fauteuil à haut dossier, et avec un escabeau sous ses pieds, et avait fait asseoir à ses côtés dame Isabeau avec la petite Marguerite sur ses genoux, et tous les hommes, aussi bien de Hervi que de Linnières, de Bernon et de Seuroi, s’agenouillèrent devant Pons de Traînel, chacun à son tour, les mains dans ses mains, pour lui prêter serment, et baisèrent ensuite la petite main blanche et ronde de l’épouse en herbe, leur dame légitime. L’enfant, parée de broderies d’or, en béguin de soie couvert de perles, s’agitait sur les genoux de sa mère, poussait des petits cris excités, et tentait de tirer les cheveux de tous ces hommes inconnus qui venaient se pencher sur sa main. Elle était belle et vive, des boucles d’un or roux s’échappaient de son béguin qu’elle
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