La Pierre angulaire
essayait d’arracher de sa tête ; elle suçait ses broderies, et riait s’il lui arrivait de bien s’agripper au col ou à la chevelure d’un de ses « vassaux ». Ils en étaient tous ravis, et la contemplaient comme on contemple l’Enfant Jésus dans les bras de sa Mère, et ils s’attendrissaient : « Voyez, elle a déjà sept dents, disaient-ils, et qu’elle a les cheveux longs. Et comme elle est gaie, comme elle ne s’effraie de rien, on voit bien qu’elle est de bon sang. »
Et Haguenier, debout à côté de dame Isabeau, la regardait aussi, et regardait l’homme assis dans le fauteuil, grave et raide, et qui répétait pour chaque homme la formule de la prise d’hommage et prenait les mains et échangeait les baisers. « C’est un homme sûr, pensait Haguenier, et qui prendra soin de la terre et des hommes ; il sera un père pour ma petite beauté. Mais dans quinze ans – quoi, ce sera un homme usé, et habitué à des concubines. Si je m’étais remarié pour avoir des fils, ma fille aurait pu vivre libre, et choisir un fiancé selon son cœur. Voilà qu’à cette innocente aussi je fais porter le fardeau de mon péché et de mon renoncement. Dira-t-elle plus tard que je lui ai gâché la vie ? Ah ! Dieu la protège ! cet homme est loyal, je la laisse peut-être en de meilleures mains que les miennes. »
La cérémonie terminée, il prit l’enfant dans ses bras et la porta vers la cheminée pour lui faire regarder les flammes. Elle se tordait tellement qu’il avait peine à la tenir, il avait tout le temps peur de lui faire mal. Elle avait fini par enlever son béguin et par le faire tomber dans les cendres ; et ses boucles rousses s’accrochèrent à l’agrafe du col de son père, et elle se mit à pleurer en tirant dessus. « Comme je t’aurais aimée si j’avais pu, perle rose. Si du moins je pouvais te laisser à ma dame, pour qu’elle t’élève aux côtés de son enfant à elle, mais dame Isabeau ne voudra jamais, les femmes sont dures pour ça. Ne bouge pas ainsi, petit démon, je te ferais tomber. » Et il se mit à couvrir de baisers les joues et les yeux et le front du bébé, pensant que c’étaient les derniers baisers charnels qu’il donnait dans sa vie, ses derniers baisers d’amour humain ; et c’était si doux, le contact de ces joues pures, et de cette bouche qui ne parlait pas encore, et de ces yeux qui n’avaient rien à cacher.
« Petite tête qui portes déjà un si lourd héritage, te reverrai-je jamais, trésor ? » Elle riait aux éclats sous les baisers et tapait de toutes les forces de ses petites mains sur les joues et le front de son père.
Haguenier plia le genou devant sa grand-mère et lui demanda sa bénédiction. Puis il dit adieu à tous ses compagnons. En embrassant Pierre et Adam il eut envie de pleurer, et se retint. Puis il alla faire un tour au cimetière, et pénétra dans le caveau pour regarder encore une fois la dalle mortuaire d’Herbert – elle se couvrait déjà d’une couche de poussière collée par l’humidité – il la frotta longuement avec le pan de sa veste. Il contempla le beau visage calme du gisant, et pensa à ce qui était à l’intérieur du cercueil, et cela lui fit peur, et il se leva et sortit. Entre les tombes l’herbe était d’un vert acide et des renoncules y poussaient, et des marguerites. Derrière l’église deux pruniers étalaient leurs branches croulant presque sous le poids des touffes blanches des fleurs.
À quelques pas du caveau était la tombe d’Églantine, toute couverte d’herbe verte et de fleurs sauvages. Haguenier s’agenouilla. « Adieu, vous aussi, sœur. Ne m’oubliez pas. » Et il remonta sur son cheval, et après un détour par la tombe Rainard il prit le chemin de Troyes.
Il lui restait encore à faire son dernier pèlerinage terrestre avant le départ définitif.
Un vent d’ouest soufflait, et chassait dans le ciel clair des nuages gris et roses. La Seine grise était striée de petites vagues, et la route couverte de pétales blancs des fleurs de cerisier. Sur la tour ronde de Mongenost, à côté de la bannière de Champagne, un pavillon rouge flottait dans l’air – il venait d’être hissé, en signe qu’un fils était né au maître de la maison.
Haguenier marchait lentement le long de la rive, tenant son cheval par les rênes. « Un fils. Dieu lui donne une longue et belle vie, qu’il soit tout ce que je n’ai pas été, et que sa
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