La Pierre angulaire
couché sur une civière, mais, entre les offices, il était obligé de rester sans rien faire, et avait peur de tomber dans la tentation. La maladie était trop liée pour lui au souvenir de Marie, et il ne voulait à aucun prix être entraîné par la faiblesse de son corps à des rêveries qu’il ne pourrait contrôler.
Frère Izembard lui ordonna de dire son chapelet, il s’en acquittait consciencieusement, mais dans les prières qu’il se répétait à voix basse le nom de Marie revenait cent et mille fois : Ave Maria gratia plena – Sancta Maria, mater Dei, il eût encore mieux aimé pouvoir méditer sur la Règle. « Ave Maria gratia plena – Marie pleine de grâce, ô amie en couronne de bluets – amie douloureuse, mère de mon cœur. Je n’ai pas eu d’autre mère que vous. Que me sert de ne plus désirer votre corps si mon cœur revient à vous, mère, si je désire votre main sur mon front pour calmer mes souffrances ? » Et en disant son chapelet, il craignait d’imaginer Notre-Dame sous les traits de Marie et de commettre ainsi le pire sacrilège.
Ces mêmes douleurs dans la poitrine et dans les jambes, il les avait supportées dans la pensée de Marie, et par elle et pour elle, et voilà que son corps, plus tenace que son cœur, venait le replonger dans cet amour dont il se croyait guéri. « Mon Dieu, je vous remercie de m’avoir fait cette grande grâce, de m’avoir donné un corps brisé et qui m’obéit si mal, comme une image de mon âme pécheresse, que je sente jusque dans mes veines et dans mes nerfs toute la laideur du péché. Si contre le corps je ne peux rien, que puis-je contre l’âme ? Vous seul pouvez me dire : Prends ton lit et marche. Vous seul pouvez me délivrer de mon cœur.
» Ah ! je suis bien le fils de mon père, puisque même en faisant le travail le plus stupide, je trouvais moyen de penser non à Dieu mais à l’arbre ; de cela, je ne guérirai jamais. Même de ce bel arbre que Dieu a fait pousser pour l’ornement de la terre et le service des hommes, je m’étais fait comme une idole et un ennemi à la fois. Quand on a la passion dans le corps, qu’importe sur quoi elle se tourne ?
» Père, acceptez-moi comme je suis, car je sais que tout en moi est impur, et même mon amour pour vous est impur et mélangé de mauvaises pensées. Dites-moi de ne pas penser à vous, puisque ma pensée est impure.
» Mon Dieu, vous m’aviez donné un père que je jugeais mauvais – et qui l’était, que ne puis-je le dire sans péché ! – et vous m’aviez donné ce père-là, ô Père, pour que je n’ose pas vous imaginer avec ma pensée impure : l’homme à qui je devais le plus de loyauté sur terre, et votre image pour moi en ce monde, c’était lui, et aucun autre. Et vous l’avez fait souffrir le martyre par moi et sous mes yeux, mon Dieu, pour que je vous juge plus cruel encore qu’il n’était, lui, je ne comprends pas cela, mon Dieu, et je vous jure que c’était cruel à vous ; mais voilà, je vous obéis quand même, car je sais, je sais pour certain, que vous êtes tel qu’on ne peut aimer autre chose en ce monde, que vous.
» On ne peut aimer autre chose que vous, vous qu’on ne peut ni voir ni penser.
» Alors, tuez ma pensée.
» Qu’elle soit comme ce miroir d’acier que ma dame m’avait donné dans sa sagesse, pour me faire comprendre que rien ne doit me protéger sinon ce bouclier où il n’y a aucune image, et qui peut contenir en lui le ciel et le soleil. Que mon bouclier devant vous soit cet acier vide, mon Dieu, qui vous renvoie votre lumière même si je ne dois pas la voir.
» Mon Dieu, notre volonté n’est que celle de la pierre qui roule où on l’a poussée, notre cœur est pareil à la bête des champs qui cherche nourriture et chaleur où elle peut, sans pouvoir entendre raison. Je n’ai que mon corps à vous donner, Seigneur, et il est brisé. Mais même du tombeau vous le tirerez, s’il vous plaît de vous en servir. »
Et un jour, à la messe, pendant que les frères chantaient le Sanctus, le frère Ernaut se leva de sa civière et prit place à côté des autres novices, et se mit à chanter à pleine voix, comme il n’avait pas chanté depuis deux ans, car il avait une voix belle et forte comme celle de son père, et en Normandie, au château de Coucy, c’était toujours lui qui entonnait les chansons dans les chœurs. Et tous les frères se retournèrent, surpris, au son de
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